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Justice pour les Victimes de Viols de Guerre en Bosnie

Zehra Murguz témoigne des horreurs de Foca pour briser le silence. Mais combien de survivantes obtiendront justice 30 ans après ? Découvrez leur combat...

En 1992, alors que la Yougoslavie se disloque dans un chaos indescriptible, la petite ville de Foca, nichée dans les montagnes du sud-est de la Bosnie, bascule dans l’horreur. Des femmes, des adolescentes, même des enfants, sont arrachées, emprisonnées, réduites à l’état d’objets par des hommes en armes. Parmi elles, Zehra Murgic, une femme dont le courage inspire encore aujourd’hui. Son témoignage, livré des décennies plus tard, ne porte pas seulement sur son propre calvaire, mais aussi sur celui de milliers d’autres, comme cette fillette de 12 ans, aperçue avec une poupée dans un centre de détention, et dont le destin reste inconnu. Leur histoire est celle d’un combat acharné pour la vérité, la justice, et la dignité.

Un crime contre l’humanité reconnu

La guerre en Bosnie (1992-1995) a laissé des cicatrices indélébiles, non seulement à travers les paysages dévastés, mais aussi dans les corps et les âmes de dizaines de milliers de femmes. Les violences sexuelles, utilisées comme arme de terreur, ont touché environ 20 000 à 25 000 victimes, majoritairement bosniaques, mais également des Serbes et des Croates. À Foca, le gymnase « Partizan » est devenu un lieu maudit, un centre de détention où des femmes ont été soumises à des viols collectifs, à l’esclavage sexuel, et à des traitements inhumains. Certaines ont été vendues, d’autres assassinées. Ces atrocités, d’une ampleur sans précédent en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale, ont marqué un tournant dans la reconnaissance juridique internationale.

En 1993, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) voit le jour. En 2001, il rend un verdict historique : le viol est reconnu comme un crime contre l’humanité. Ce jugement concerne directement Foca, où trois officiers serbes de Bosnie sont condamnés pour leur rôle dans ces exactions. Ce précédent juridique, le premier du genre en Europe, ouvre la voie à une prise de conscience globale, bien que tardive, de la gravité de ces crimes. Mais pour les survivantes, le chemin vers la justice reste semé d’embûches.

Le courage de témoigner

Zehra Murgic, revenue en Bosnie en 2011 après des années d’exil, décide de briser le silence. Pour elle, parler, c’est refuser l’oubli. « Si je ne dis rien, c’est comme si le crime n’avait jamais eu lieu », confie-t-elle. Son agresseur, un ancien voisin, vivait librement à Foca, sans se cacher. En 2012, il est arrêté et jugé devant un tribunal local. Ce procès ravive chez Zehra les souvenirs douloureux de 1992, une « agonie » qu’elle décrit avec une précision bouleversante. La condamnation de cet homme, marqué du sceau de « criminel de guerre », représente une victoire symbolique, mais le combat est loin d’être terminé.

« C’était comme revenir en 1992, à l’agonie d’alors. Mais cette condamnation a marqué cet homme de son vrai nom : criminel de guerre. »

Zehra Murgic

Autour de Zehra, d’autres survivantes se réunissent dans une association basée à Sarajevo. Ensemble, elles tissent, littéralement et au figuré, un réseau de solidarité. Ces ateliers de couture, à première vue anodins, deviennent un espace de thérapie collective où les femmes partagent leurs expériences et se soutiennent. Mais le poids du silence reste écrasant pour beaucoup. La peur, la honte, et la stigmatisation sociale empêchent encore de nombreuses victimes de parler.

Une justice au ralenti

Depuis une fermeture progressive du TPIY, la justice en Bosnie repose sur les tribunaux locaux. Cependant, le rythme des procès est alarmant. À Foca, seuls 18 verdicts ont été rendus pour des crimes de violences sexuelles, et trois affaires sont encore en cours. Midhata Kaloper, présidente de l’association des victimes de Foca, déplore cette lenteur : « Beaucoup de temps s’est écoulé, et les témoins sont épuisés. » Elle-même survivante d’un « crime irracleable » à Goražde, elle espère encore que son agresseur, résidant aujourd’hui en Serbie, sera jugé en Bosnie.

Selon l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), fin 2024, 773 affaires de crimes de guerre ont été jugées en Bosnie, dont plus d’un quart concernent des violences sexuelles. Mais 258 dossiers, impliquant 2 046 suspects, restent en attente. Parmi les obstacles majeurs :

  • Lenteur des procédures judiciaires : les survivantes attendent parfois des décennies pour obtenir justice.
  • Absence des accusés : beaucoup vivent à l’étranger, compliquant les extraditions.
  • Manque d’identification : des centaines de suspects n’ont toujours pas été identifiés.
  • Stigmatisation : les victimes craignent le rejet social en témoignant.

« Ce qui nous tue le plus, c’est la longueur excessive de ces procédures », confie Midhata Kaloper. Cette stagnation, couplée à l’épuisement des survivantes, rend le processus encore plus éprouvant.

Une reconnaissance partielle des victimes

En Bosnie, un progrès notable a été accompli avec l’adoption d’une loi sur les victimes civiles de guerre. Ce texte, fruit de 30 ans de lutte, offre une pension mensuelle aux survivantes, variant entre 100 et 350 euros selon les régions. Cependant, son application est inégale. Dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine, environ 1 000 survivantes ont obtenu ce statut. Dans la Republika Srpska et le district de Brcko, elles ne sont qu’une centaine. Cette disparité reflète les divisions administratives et politiques d’un pays fragmenté.

Ajna Mahmic, coordinatrice juridique pour une ONG internationale, souligne un problème culturel profond : « Le viol est encore associé à la honte et à la stigmatisation. En tant que société, nous rejetons la responsabilité sur les victimes, pas sur les agresseurs. » De nombreuses survivantes vivent dans la peur, certaines croisant leurs bourreaux dans des institutions publiques. Pire, la glorification de criminels de guerre dans certaines régions ravive leur douleur.

« En tant que société, nous continuons à rejeter la responsabilité et la honte sur les victimes plutôt que sur les agresseurs. »

Ajna Mahmic

Les obstacles persistants

L’OSCE pointe plusieurs défis majeurs. Parmi ceux-ci, l’absence de mesures de protection pour les victimes dans les procès civils est particulièrement problématique. Contrairement au TPIY, où l’anonymat était garanti, les tribunaux bosniens ne prévoient rien de tel, exposant les femmes à des risques accrus. De plus, près de la moitié des affaires en cours sont bloquées par l’absence des accusés, souvent réfugiés à l’étranger. Enfin, les indemnisations, qu’elles soient pénales ou civiles, sont quasi inexistantes, laissant les survivantes dans une précarité économique.

Problème Conséquence
Absence d’anonymat Exposition des victimes à des risques sociaux et physiques.
Accusés à l’étranger. Blocage de près de 50 % des dossiers judiciaires.
Manque d’indemnisation. Précarité économique des survivantes.

Bakira Hasecic, présidente d’une association de victimes, résume l’état d’esprit de nombreuses survivantes : « Aujourd’hui encore, il est très difficile pour les victimes de parler. » Beaucoup gardent leur douleur enfouie, surveillant parfois leurs agresseurs sur les réseaux sociaux, dans un mélange de crainte et de rage contenue.

Un combat inachevé

Trente ans après les atrocités de Foca, le combat des survivantes reste une quête de justice, mais aussi de dignité. Leur courage a permis des avancées, comme la reconnaissance du viol comme crime contre l’humanité ou l’adoption de lois pour les victimes civiles. Mais ces victoires sont partielles. La lenteur judiciaire, les obstacles culturels, et les divisions politiques freinent les progrès. Pourtant, chaque témoignage, chaque condamnation, chaque pension obtenue est un pas vers la reconstruction.

Pour Zehra, Midhata, et tant d’autres, parler, c’est résister. Leur lutte ne concerne pas seulement la Bosnie, mais toutes les victimes de violences sexuelles en temps de guerre. Comme le dit Bakira Hasecic, cette douleur est une « bombe à retardement » qui peut exploser à tout moment. Récemment, 15 nouvelles survivantes ont trouvé le courage de témoigner. Combien d’autres suivront ? Leur silence est un cri, et leur voix, une arme pour un avenir.

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