Imaginez-vous arrêter chez vous à l’aube, menotté, simplement parce que vous avez photographié une manifestation. C’est exactement ce qu’ont vécu quatre journalistes turcs il y a quelques mois. Leur crime ? Avoir fait leur travail.
Une relaxe attendue mais tardive à Istanbul
Jeudi matin, le tribunal de Çağlayan, à Istanbul, a rendu une décision très attendue : quatre journalistes poursuivis pour « participation à une manifestation illégale » ont été purement et simplement relaxés. Parmi eux, un photographe travaillant pour une grande agence internationale et trois confrères indépendants ou employés par des médias locaux.
Le juge a été clair : rien dans le dossier ne permet de prouver que les accusés ont fait autre chose que couvrir les événements. Une conclusion qui peut sembler évidente pour tout observateur extérieur, mais qui a nécessité plusieurs mois de procédure, d’audiences et surtout d’une immense pression psychologique sur les intéressés.
Des arrestations en pleine nuit
Retour en mars dernier. La Turquie est secouée par une vague de contestation sans précédent depuis 2013. Le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, figure majeure de l’opposition et principal rival du président, vient d’être arrêté. Des milliers de personnes descendent dans la rue pour demander sa libération.
Au milieu de cette effervescence, les journalistes font leur travail : ils photographient, filment, interviewent. Rien de plus. Pourtant, fin mars, les forces de l’ordre frappent à leurs portes, parfois à l’aube. Perquisitions, saisie de matériel, placement en garde à vue puis incarcération provisoire pendant plusieurs jours.
Le motif invoqué est toujours le même : violation de la loi sur les manifestations et rassemblements publics. Une infraction passible de jusqu’à trois ans de prison. Autrement dit, couvrir une manifestation peut vous valoir la même peine que d’y participer activement.
Un seul argument : ils étaient sur place avec du matériel professionnel
L’accusation reposait sur des éléments d’une simplicité déconcertante : les journalistes étaient présents sur les lieux des rassemblements et disposaient d’équipements professionnels (appareils photo, caméras). Pour le parquet, cela suffisait à prouver leur participation active.
Aucun témoignage, aucune vidéo, aucune preuve concrète n’a été apportée pour démontrer qu’ils scandaient des slogans, portaient des pancartes ou commettaient le moindre acte répréhensible. Leur seule présence avec des outils de travail a suffi à les transformer en accusés.
« Il n’existe aucun fondement solide permettant de conclure que les prévenus ont commis l’infraction alléguée »
Extrait de la décision du tribunal d’Istanbul
Le soulagement des intéressés
À la sortie du tribunal, le photographe de 35 ans travaillant pour une agence internationale n’a pas caché sa joie, teintée d’amertume. « Ce jugement est le bon, même s’il arrive tard », a-t-il confié. Derrière le sourire de circonstance, des mois de stress, d’insomnies et d’incertitude.
Son avocat a été plus direct : ce type de procédure fait peser une menace permanente sur l’ensemble de la profession. Chaque reportage un peu sensible peut se transformer en cauchemar judiciaire.
Une pratique courante d’intimidation
Cette affaire n’est malheureusement pas isolée. Elle s’inscrit dans une longue série de pressions exercées sur les journalistes turcs, surtout lorsqu’ils couvrent des sujets sensibles : manifestations, corruption, droits humains ou simplement l’opposition politique.
Les méthodes sont bien rodées : arrestations spectaculaires, perquisitions filmées, incarcération provisoire, puis des mois voire des années de procédure. Même quand les journalistes finissent par être relaxés, le message est passé : mieux vaut éviter certains sujets.
Le représentant local d’une grande ONG de défense de la presse a qualifié cette relaxe de « soulagement », tout en soulignant son caractère révélateur : l’arrestation initiale était clairement arbitraire.
Un classement qui parle de lui-même
Dans le dernier classement mondial de la liberté de la presse, la Turquie occupe une place peu enviable : 159e sur 180 pays. Entre le Pakistan et le Venezuela. Un chiffre qui résume à lui seul le quotidien des journalistes dans le pays.
Ce n’est pas seulement une question de lois répressives. C’est tout un système qui rend le travail d’information extrêmement périlleux : contrôle des médias, licenciements massifs après chaque tentative de putsch ou crise politique, concentration des propriétaires proches du pouvoir.
Le précédent Gezi et la « terreur de la rue »
Pour bien comprendre l’ampleur de la mobilisation de mars, il faut se souvenir des événements de 2013. Le mouvement de Gezi avait commencé par la défense d’un parc et s’était transformé en immense contestation contre le gouvernement. Des millions de personnes dans les rues, une répression massive, des morts.
Depuis, toute grande manifestation est perçue par le pouvoir comme une menace existentielle. Le président avait d’ailleurs qualifié les rassemblements de mars de « terreur de la rue » et juré de ne rien céder.
Dans ce contexte, les journalistes deviennent des cibles privilégiées : on les accuse de relayer la contestation, d’encourager les troubles, voire de participer directement à une tentative de déstabilisation.
Le rôle crucial des photographes et reporters de terrain
Parmi les quatre relaxés, deux sont photographes. Leur rôle est pourtant essentiel : ce sont eux qui rapportent les images brutes, celles qui permettent au monde entier de voir ce qui se passe vraiment dans la rue.
Quand un photographe est arrêté pour avoir simplement appuyé sur le déclencheur, c’est la possibilité même de documenter les événements qui est menacée. Et avec elle, le droit du public à être informé.
Un des photographes relaxés est connu internationalement pour ses images puissantes lors de nombreuses crises. Son arrestation avait d’ailleurs suscité une vague d’indignation bien au-delà des frontières turques.
Et maintenant ?
Cette relaxe est une bonne nouvelle, certes. Mais elle ne change rien au climat général. D’autres journalistes restent en prison pour des motifs similaires. D’autres procès sont en cours. La menace plane toujours.
Comme l’a résumé le syndicat des journalistes turcs, cette affaire « témoigne des pressions exercées sur notre profession ». Une phrase lourde de sens, qui résume des années de combat quotidien pour simplement faire son métier.
La route vers une presse vraiment libre en Turquie reste longue. Très longue. Mais chaque relaxe, chaque jugement qui reconnaît l’évidence – un journaliste n’est pas un manifestant –, est une petite victoire. Fragile, précieuse, et malheureusement provisoire.
Dans un pays où filmer ou photographier peut vous valoir la prison, chaque image publiée devient un acte de courage. Ces quatre journalistes viennent de le prouver une fois de plus.
Le combat pour la liberté d’informer continue. Jour après jour. Image après image.









