La liberté de la presse et le droit du public à l’information sont une nouvelle fois mis à l’épreuve en France. Ariane Lavrilleux, journaliste d’investigation, risque jusqu’à cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende pour avoir fait son « travail de journaliste ». Son crime ? Avoir contribué à révéler comment une opération de l’armée française, nommée Sirli, aurait été détournée de son objectif initial pour aider le régime égyptien à éliminer des civils dans le désert, et ce jusqu’en 2021.
Une « procédure totalement hallucinante »
Convoquée par la justice ce vendredi, Ariane Lavrilleux n’a pas mâché ses mots pour dénoncer ce qu’elle qualifie de « procédure totalement hallucinante ». Selon elle, l’appareil judiciaire aurait déployé « les moyens de la lutte antiterroriste » pour la géolocaliser, épier ses déplacements professionnels et privés, et même « éplucher ses comptes bancaires ». Un acharnement disproportionné à ses yeux, d’autant plus que les informations publiées « n’auraient jamais dû être classées secret défense ».
Pour la journaliste, il en va du droit fondamental des citoyens à être informés. Quelle que soit l’issue de son interrogatoire – inculpation ou placement sous le statut de témoin assisté – elle prévient que « ce n’est pas du tout la fin de la bataille ». Car au-delà de son cas personnel, c’est tout le cadre légal actuel qui est pointé du doigt.
Une loi liberticide qui « menace » tous les journalistes
En effet, une centaine d’organisations ont récemment interpellé le gouvernement pour dénoncer une loi datant de 2010, jugée « insuffisamment protectrice » et désormais « contournée ». Cette loi « vous menace tous », a martelé Ariane Lavrilleux à l’adresse des « journalistes » mais aussi de toutes les « personnes qui communiquent avec des journalistes ».
Un constat partagé par Thibaut Bruttin, directeur général de Reporters sans frontières : « Nous sommes très inquiets à RSF de ce qui se passe dans ce dossier ». Car au-delà du cas d’Ariane Lavrilleux, plusieurs autres journalistes de Disclose sont dans le viseur de la justice pour avoir publié depuis 2019 des articles sur les ventes d’armes françaises à l’étranger et l’opération Sirli.
Où s’arrêtera la traque des sources journalistiques ?
Après des plaintes du ministère des Armées, une instruction a été ouverte en juillet 2022. Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue et sa perquisition a eu lieu en septembre 2023. Peu après, un ancien militaire a même été mis en examen pour « détournement et divulgation du secret de défense nationale », signe d’une volonté de remonter coûte que coûte à la source des fuites.
Tout ça parce que j’ai contribué à une enquête […] qui a révélé comment cette opération de l’armée française a été détournée de son objectif pour aider la dictature égyptienne à tuer des civils dans le désert.
Ariane Lavrilleux, journaliste
Mais pour Ariane Lavrilleux, hors de question de révéler ses sources, quitte à risquer la prison. Car c’est tout l’édifice de la liberté de la presse et du droit à l’information qui vacillerait. Si les journalistes ne peuvent plus garantir la confidentialité à leurs sources, qui osera encore prendre le risque de divulguer des informations sensibles mais d’intérêt public ?
Vers une criminalisation accrue du journalisme d’investigation ?
Plus largement, c’est la place même du journalisme d’investigation qui est en jeu. À l’heure où les « secrets défense » se multiplient, souvent davantage pour masquer des opérations controversées que pour protéger de réels intérêts stratégiques, les révélations de la presse sont plus que jamais essentielles au bon fonctionnement démocratique.
Pourtant, la tendance semble être à la criminalisation accrue de ces pratiques. Comme si dévoiler des scandales d’État était devenu plus grave que les scandales eux-mêmes. Un paradoxe dangereux pour la transparence et le contrôle citoyen, piliers de tout État de droit qui se respecte.
Le cas d’Ariane Lavrilleux est donc loin d’être isolé. Il s’inscrit dans un contexte global de pressions croissantes sur le quatrième pouvoir. Des pressions politiques, judiciaires, parfois même physiques, qui visent à faire taire ces sentinelles de la démocratie que sont les journalistes d’investigation.
La France, nouvel épicentre de la guerre contre le journalisme ?
Longtemps considérée comme une terre de liberté pour la presse, la France semble aujourd’hui rattrapée par ses vieux démons. Entre les perquisitions musclées à Mediapart, les convocations à répétition de journalistes par la DGSI et maintenant l’affaire Ariane Lavrilleux, difficile de ne pas y voir un inquiétant tournant sécuritaire.
Un tournant qui fait écho à la dérive autoritaire observée dans de nombreux pays, où le pouvoir ne tolère plus la contradiction et la libre expression. Comme si la France était en passe de rejoindre la longue liste des nations où être journaliste relève de la mission impossible, voire du sacrifice personnel.
Face à cette dérive, il est urgent de réaffirmer haut et fort l’importance cardinale d’une presse libre et indépendante. Car sans elle, c’est tout l’équilibre démocratique qui vacille. Sans ces vigies pour lever le voile sur les zones d’ombre du pouvoir, c’est la porte ouverte à tous les abus.
Ça fait partie du droit à l’information de révéler cette information qui n’aurait jamais dû être classée secret défense.
Ariane Lavrilleux, journaliste
Le combat d’Ariane Lavrilleux est donc celui de tous les citoyens attachés à la transparence et à la vérité. Son procès, s’il devait avoir lieu, serait celui de la liberté d’informer. Un procès au parfum de scandale d’État, qui en dit long sur la nervosité du pouvoir face à ceux qui osent encore briser l’omerta.
Alors que l’issue de ce bras de fer judicaro-politique reste incertaine, une chose est sûre : le journalisme d’investigation ne se laissera pas museler sans combattre. Car c’est son ADN même qui est en jeu : celui d’une vocation à éclairer les zones d’ombres, à donner une voix aux sans-voix, à faire triompher le droit de savoir sur la raison d’État.
Une vocation qui, aujourd’hui plus que jamais, apparaît comme un rempart essentiel face à la tentation toujours plus grande du secret et du contrôle. En somme, un phare dans la nuit qui menace de plus en plus souvent de recouvrir nos démocraties fragilisées. Un phare qu’il nous appartient à tous de protéger, pour que la liberté d’informer ne soit pas qu’une vaine promesse.