Dans le nord-est de la Côte d’Ivoire, une région où la savane s’étend à perte de vue, la vie semble reprendre son cours. Pourtant, à quelques kilomètres seulement, de l’autre côté de la frontière avec le Burkina Faso, une menace sourde persiste. Entre incursions jihadistes et l’émergence de milices civiles, les habitants de cette zone « rouge » vivent sous une paix fragile, protégés par une présence militaire renforcée. Comment une région rurale, autrefois oubliée, est-elle devenue un point chaud géopolitique ? Plongée dans un quotidien où la vigilance est le maître-mot.
Une Frontière Sous Haute Surveillance
À Moro Moro, village perdu dans la brousse à 520 km d’Abidjan, Adama Ouattara, leader local, ne cache pas son soulagement. « Grâce à l’armée, je dors en paix », confie-t-il, un sourire éclatant contrastant avec son polo usé. Depuis les attaques jihadistes de 2020 et 2021 à Kafolo, qui ont coûté la vie à 16 soldats, l’armée ivoirienne a musclé sa présence. Des patrouilles régulières sillonnent désormais les pistes poussiéreuses, rassurant les habitants face à la menace venue du Burkina voisin.
La frontière, marquée par le fleuve Comoé, est un rempart naturel mais poreux. À Kafolo, les traces des violences passées s’effacent peu à peu. Le camp attaqué a été rasé, remplacé par les fondations d’un futur marché. Les villageois vaquent à leurs occupations, cultivent leurs champs, mais la prudence reste de mise. « On ne travaille plus après le milieu de l’après-midi, et jamais la nuit », explique un ouvrier d’une entreprise de BTP, affairée à bitumer les routes locales.
« Les jihadistes campent à trois kilomètres, de l’autre côté du fleuve. On ne traverse plus la frontière, c’est trop risqué. »
Un habitant de Kafolo
Un Calme Apparent à Kafolo
À première vue, Kafolo semble paisible. Le minaret de la mosquée domine les maisonnettes en terre, où des chèvres broutent des détritus. Pourtant, sous cette normalité apparente, la tension est palpable. Les jihadistes, affiliés à Al-Qaïda, ne se montrent plus, mais leur présence au Burkina, à quelques encablures, reste une ombre menaçante. « Ils essayaient de recruter dans les mosquées, mais on ne les voit plus », raconte Abdelrahman Ouattara, un responsable communautaire de Tougbo, sous le regard vigilant d’un capitaine de l’armée.
Les militaires ivoiriens, déployés en nombre, mènent une veille permanente. Ils interrogent les villageois, traquent le moindre signe suspect : un visage inconnu, un comportement étrange. Cette stratégie de renseignement au plus près des communautés a permis de stabiliser la région. Depuis les attaques de Kafolo, aucun incident majeur n’a été signalé, un contraste saisissant avec les violences qui touchent des pays voisins comme le Bénin ou le Togo.
Dans cette région de savane, l’armée ivoirienne a tissé un maillage serré de camps et de postes avancés, rendant toute infiltration jihadiste plus difficile.
Les Nouvelles Menaces : Les Milices VDP
Si les jihadistes semblent contenus, un autre danger émerge : les Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP), des supplétifs civils armés par la junte burkinabè. Ces milices, censées lutter contre le terrorisme, compliquent la situation sur une frontière terrestre mal délimitée. À Doropo, poste-frontière clé, les échanges restent cordiaux en surface. « On se salue chaque matin avec les collègues burkinabè », assure un adjudant local. Mais les tensions couvent.
Fin août, six fonctionnaires ivoiriens ont été enlevés par des VDP lors d’une mission dans un village frontalier. Quatre villageois ont également été tués lors d’une incursion d’hommes armés non identifiés. Ces incidents, rares mais graves, témoignent de la fragilité des relations entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, marquées par des accusations mutuelles de déstabilisation depuis l’arrivée au pouvoir d’Ibrahim Traoré à Ouagadougou.
Les VDP, souvent peu formés, sèment la méfiance. « On ne peut pas discuter avec eux », déplore un commerçant de Doropo. Leur présence perturbe les échanges transfrontaliers, vitaux pour les communautés locales. Le commerce des vaches, par exemple, a chuté de 400 à 100 têtes par jour, faisant grimper les prix de près de 40 %.
Une Région aux Tensions Communautaires
La région du Bounkani, où se mêlent ethnies Malinké, Lobi, Koulango, Mossi et Peuls, est un carrefour de transhumance et de commerce. Mais les violences au Burkina ont poussé des milliers de Peuls à fuir vers la Côte d’Ivoire, où ils sont parfois suspectés de collusion avec les jihadistes. « Des terroristes se cachaient parmi les réfugiés », affirme une commerçante de Doropo, reflétant un climat de suspicion.
Avec près de 70 000 réfugiés burkinabè, dont 35 000 dans le Bounkani, les ressources locales sont sous pression. Deux camps d’accueil ont été construits, mais beaucoup vivent au sein des communautés, exacerbant les tensions. « Nous sommes les mêmes peuples, mais la peur a tout changé », regrette un notable Koulango.
« Les Peuls sont visés par les VDP. Des milliers ont fui le Burkina pour se réfugier ici. »
Diko Abderhaman, représentant peul
Un Équilibre Précaire
Le ministre de la Défense ivoirien, Téné Birahima Ouattara, a résumé la situation comme « préoccupante mais sous contrôle ». Les efforts de sécurisation, avec un maillage de camps militaires, ont porté leurs fruits. Aucun jihadiste n’a été repéré récemment dans le parc national de la Comoé, jadis riche en faune et aujourd’hui vu comme un espoir de relance touristique. Mais les défis restent nombreux.
L’orpaillage illégal, couplé à la menace terroriste, complique la tâche des autorités. Les VDP, en particulier, inquiètent plus que les jihadistes pour certains. « Ce sont des miliciens analphabètes, mais ils nous occupent l’esprit », confie un fonctionnaire local. La porosité de la frontière, où des Ivoiriens se seraient même enrôlés dans les VDP, ajoute une couche de complexité.
Défis Sécuritaires | Impact |
---|---|
Menace jihadiste | Attaques passées, vigilance accrue |
Milices VDP | Tensions transfrontalières, commerce en baisse |
Réfugiés | Pression sur les ressources, suspicions communautaires |
Perspectives et Défis à Venir
Malgré les progrès, la situation reste un calme en trompe-l’œil. Les villages burkinabè proches de la frontière sont sous contrôle jihadiste, et les VDP, mal encadrés, représentent une menace imprévisible. Les relations diplomatiques tendues entre Abidjan et Ouagadougou compliquent les efforts de coopération. Pourtant, des lueurs d’espoir émergent. Le député local, Abdoulaye Karim Diomandé, mise sur le tourisme dans le parc Comoé, malgré les mises en garde des ambassades occidentales.
Pour les habitants, la vie continue, entre résilience et méfiance. Les marchés s’adaptent, les routes se modernisent, mais la peur d’une dégradation soudaine plane. « On a rétabli la situation, mais elle peut dégénérer à tout moment », prévient un officier. Dans cette région où les peuples se mêlent depuis des générations, la paix dépend d’un équilibre fragile, entre vigilance militaire et coexistence communautaire.
En somme, le nord-est ivoirien illustre les défis complexes des zones frontalières en Afrique de l’Ouest. Entre la menace jihadiste, les tensions avec les milices burkinabè et les pressions migratoires, la région navigue entre stabilité précaire et espoirs de développement. Une chose est sûre : ici, la paix se gagne au jour le jour.