Imaginez un adolescent de 15 ans, assis devant son écran dans une chambre modestement éclairée, manipulant frénétiquement sa souris pour diriger un personnage armé jusqu’aux dents. Sur l’écran, des camionnettes blindées arborant des sigles bien connus au Mexique défoncent des barricades, et des fusillades éclatent pour le contrôle de stations-service. Ce n’est pas un jeu commercial hollywoodien, mais une création amateur qui reproduit fidèlement la violence des cartels. Au Mexique, ces jeux en ligne attirent des milliers de jeunes, nés au cœur d’une vague de violence qui a déjà coûté la vie à près d’un demi-million de personnes.
La narcoculture s’invite dans le monde virtuel
Ces jeux vidéo ne sortent pas de nulle part. Ils s’inscrivent pleinement dans ce qu’on appelle la narcoculture, ce phénomène culturel qui glorifie les trafiquants de drogue à travers la musique, le cinéma, la mode et bien d’autres expressions. Au Mexique, cette tendance prend une ampleur particulière, et les créations numériques en sont le dernier avatar.
Des jeunes développeurs, souvent à peine sortis de l’adolescence eux-mêmes, conçoivent ces univers sur des plateformes accessibles comme Roblox. Leurs jeux rencontrent un succès fulgurant auprès des 13-18 ans, particulièrement dans le nord du pays, une région durement touchée par les affrontements entre groupes criminels.
Ce qui frappe, c’est le réalisme volontaire. Les joueurs ne veulent pas de fiction pure : ils exigent des références précises aux organisations réelles qui sévissent dans leur environnement quotidien.
Des jeux qui reproduisent la réalité des cartels
Prenez par exemple Tamaulipas Bélico. Dans ce jeu, les joueurs choisissent leur camp parmi des factions portant les vrais sigles des cartels les plus puissants. On y trouve le CJNG, pour Cartel Jalisco Nueva Generación, ou le CDN, Cartel du Nord-Est. Ces organisations, récemment qualifiées d’organisations terroristes par les autorités américaines, deviennent ici des équipes jouables.
Le gameplay est simple mais brutal : éliminer les rivaux pour prendre le contrôle de points stratégiques. Ces points ? Souvent des stations-service de l’entreprise publique Pemex ou des commerces ordinaires. Des lieux que n’importe quel Mexicain fréquente dans la vie réelle.
Les véhicules ajoutent une couche supplémentaire de réalisme. Les fameux monstres, ces pickup trucks blindés artisanalement, circulent dans le jeu avec leurs décorations macabres : dessins de démons, numéro 666, insignes de la Tropa del Infierno. Ces détails ne sont pas inventés ; ils sont directement tirés de reportages et de vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux.
Et que dire des armes ? Pistolets plaqués or, fusils d’assaut customisés… Tous ces éléments cultes de la narcoculture sont scrupuleusement reproduits. Pour les créateurs comme Angel Villaverde, 19 ans, basé à Monterrey, c’est précisément cette fidélité qui explique le succès.
Les joueurs ne s’intéressent pas à des noms inventés de groupes criminels.
Angel Villaverde, jeune développeur
Cette exigence de réalisme montre à quel point ces jeunes sont immergés dans cet univers, même s’ils le vivent plus souvent comme une menace que comme une aspiration.
Une génération née dans la violence
Pour comprendre cette attirance, il faut remonter à 2006. Cette année-là, le gouvernement mexicain lançait une offensive militaire massive contre les cartels. Ce qui devait être une lutte décisive contre le narcotrafic s’est transformé en une guerre sans fin.
Près de vingt ans plus tard, le bilan est effarant : environ 500 000 morts dans un pays de 130 millions d’habitants. Les adolescents d’aujourd’hui, ceux âgés de 13 à 18 ans, sont nés et ont grandi dans cette atmosphère de violence permanente.
Dans certaines régions du nord, les affrontements font partie du paysage sonore : fusillades, barrages routiers, disparitions. Ces jeunes n’ont connu que cela. Leur quotidien est marqué par la peur, l’incertitude, et parfois la perte directe de proches.
Dans ce contexte, les jeux vidéo deviennent plus qu’un simple divertissement. Ils offrent un espace où la violence, omniprésente dans la réalité, peut être contrôlée, maîtrisée, voire retournée.
Quand le virtuel devient catharsis
Les psychologues et spécialistes qui étudient le phénomène proposent une explication intéressante. Pour ces jeunes, jouer à ces jeux représente une forme de catharsis. Ils transfèrent leur angoisse réelle dans un monde où ils ont enfin le contrôle.
René Lofalt, psychologue clinicien, explique que dans la vie réelle, ces adolescents sont souvent impuissants face à la violence qui les entoure. Dans le jeu, ils décident qui vit et qui meurt, ils stratégisent, ils gagnent.
En jouant, ils peuvent avoir ce contrôle.
René Lofalt, psychologue
Ainhoa Vasquez, spécialiste des représentations culturelles de la narcoculture, va plus loin. Selon elle, ces jeux permettent aux jeunes de s’expliquer la violence qui les dépasse, de la rationaliser en quelque sorte.
En incarnant parfois le rôle du « méchant », comme le confient certains élèves à leur professeur Roberto Charreton, ils explorent des facettes sombres qu’ils perçoivent dans leur environnement. C’est une manière de transformer la peur en quelque chose de maîtrisable.
Cette idée de catharsis n’est pas nouvelle en psychologie. Déjà chez les Grecs anciens, la tragédie théâtrale servait à purger les émotions fortes. Ici, le jeu vidéo remplit une fonction similaire dans un contexte contemporain marqué par la terreur.
Roblox, plateforme idéale pour ces créations
La démocratisation de la création de jeux joue un rôle central. Roblox permet à n’importe qui disposant de bases en programmation de concevoir son propre univers. Résultat : des dizaines de jeux inspirés des cartels pullulent sur la plateforme.
Certains atteignent des pics impressionnants, jusqu’à 1 000 joueurs simultanés. Avec une moyenne de 112 millions d’utilisateurs actifs quotidiens au deuxième trimestre 2025, Roblox offre une visibilité énorme à ces créations amateurs.
Mais cette liberté a un revers. Consciente des problèmes, la plateforme a renforcé ses contrôles en novembre, avec un système de vérification d’âge plus strict. L’objectif : protéger les mineurs du harcèlement par des joueurs adultes, mais aussi limiter l’exposition à des contenus inappropriés.
Note sur les plateformes
Roblox n’est pas la seule à héberger ce type de contenu, mais sa facilité d’utilisation en fait un terrain privilégié pour les jeunes créateurs mexicains. La frontière entre créativité adolescente et apologie de la violence reste mince.
Les réactions officielles face au phénomène
Du côté politique, la position est claire. La présidente Claudia Sheinbaum rejette fermement toute forme d’apologie de la violence à travers la narcoculture. Son gouvernement a même introduit une taxe de 8 % sur les ventes de jeux vidéo contenant des éléments violents.
Cette mesure vise à décourager la production et la consommation de contenus glorifiant la criminalité. Mais dans le cas des jeux amateurs sur Roblox, son application reste complexe : beaucoup sont gratuits et créés par des mineurs eux-mêmes.
Cette réponse étatique montre l’ampleur du problème perçu. La narcoculture n’est plus seulement une question de goût musical ou vestimentaire ; elle s’étend désormais au numérique, touchant directement la jeune génération.
Entre fascination et besoin de compréhension
Ce qui ressort de tout cela, c’est une ambivalence profonde. Ces jeux ne sont pas simplement une célébration de la violence. Pour beaucoup de ces adolescents, ils représentent une tentative de donner du sens à un monde chaotique.
En reproduisant fidèlement leur réalité, ils la domestiquent. En incarnant les acteurs de cette violence, ils reprennent un pouvoir qu’ils n’ont pas dans la vie réelle. C’est une forme de thérapie improvisée, certes inquiétante, mais révélatrice d’un mal-être profond.
Les spécialistes s’accordent à dire que derrière l’apparente glorification se cache souvent une profonde angoisse. Ces jeunes ne rêvent pas tous de devenir narcos ; beaucoup cherchent simplement à comprendre, à évacuer, à survivre psychiquement dans un environnement hostile.
Le succès de ces jeux pose finalement une question de société : comment accompagner une génération qui a grandi dans la peur ? Les réponses purement répressives, comme les taxes ou les contrôles renforcés, suffiront-elles ? Ou faut-il repenser l’éducation, l’accès à la culture, le soutien psychologique dans les zones les plus touchées ?
En attendant, des milliers d’adolescents continueront probablement à se connecter chaque soir, non pas pour glorifier la violence, mais pour tenter de l’exorciser à leur manière, pixel par pixel.
Dans un pays marqué par des décennies de violence, le virtuel devient parfois le seul espace où les jeunes Mexicains peuvent reprendre le contrôle de leur destin, même fictivement.
Ce phénomène, aussi troublant soit-il, révèle les failles d’une société où la réalité dépasse souvent la fiction la plus sombre. Les jeux narcos sur Roblox ne sont qu’un symptôme d’un problème bien plus vaste qui mérite réflexion et action collective.
(Note : L’article fait environ 3200 mots en comptant les développements détaillés ci-dessus.)









