Imaginez un adolescent de 15 ans qui a perdu son père au combat, vit avec une mère gravement malade, et passe ses journées rythmées par les sirènes antiaériennes. Pourtant, il sourit, rêve d’amour et s’adapte avec une force tranquille. C’est le quotidien de milliers de jeunes en Ukraine, près de quatre ans après le début de l’invasion russe.
Une génération marquée mais incroyablement résiliente
Dans l’est de l’Ukraine, à Balakliia, Bohdan Levchykov incarne cette réalité brutale. Son père, militaire, est tombé en défendant Kharkiv en mars 2022. Sa mère, épuisée par les épreuves, lutte contre un cancer avancé. La ville, occupée plusieurs mois par les forces russes, reste sous menace constante, à seulement 70 kilomètres du front.
Quand Bohdan et sa mère sont revenus juste après la libération, la ville était vide. Plus d’enfants, plus de magasins, seulement une fraction des habitants d’avant-guerre, souvent des personnes âgées. Les lieux de détente des jeunes, comme le skatepark ou les berges de la rivière, avaient été minés. Même déminés depuis, la peur persiste.
L’adolescent suit tous ses cours en ligne. Les alertes aériennes ponctuent ses journées. Descendre au sous-sol est trop difficile pour sa mère, alors ils installent un matas dans le couloir, la seule pièce sans fenêtre directe. « Nous formons une équipe soudée », dit-il avec un sourire calme.
« Tous les enfants se sont adaptés si vite. Cette génération, je ne sais pas comment la qualifier »
Iryna, mère de Bohdan
Des études qui confirment l’adaptation forcée
Près de 24 000 jeunes âgés de 11 à 17 ans ont été interrogés fin 2023 dans une étude soutenue par l’Organisation mondiale de la santé. Le résultat est clair : le sentiment de bonheur a fortement baissé depuis février 2022. Pourtant, les adolescents ukrainiens montrent une capacité élevée à affronter la guerre.
Une autre enquête, publiée en août dernier par un programme ukrainien de santé mentale et l’Unicef, révèle un détail troublant : seuls 27 % des enfants citent les sirènes comme principale source de stress, contre 34 % qui pointent les examens scolaires.
Ces chiffres suggèrent que la guerre est devenue, pour beaucoup, une partie intégrante du quotidien. Une normalisation inquiétante d’une situation qui devrait rester exceptionnelle.
L’école à distance, un confinement sans fin
Près d’un million de jeunes ukrainiens étudient en ligne, dont 300 000 exclusivement par internet. Ce mode d’enseignement, commencé avec la pandémie de Covid en 2020, s’est prolongé indéfiniment avec la guerre.
Dans la région de Kharkiv, deuxième plus grande ville du pays et cible quotidienne de frappes, l’isolement est particulièrement fort. Quelques cafés restent ouverts jusqu’au couvre-feu, mais les nuits apportent presque toujours leur lot de drones et de missiles.
La région concentre le plus grand nombre d’établissements éducatifs détruits ou endommagés : 843, soit 20 % du total national. Plus de cent frappes documentées visaient directement ou à proximité immédiate d’écoles, crèches ou lieux de loisirs pour enfants.
Des images montrent des enfants en pleurs évacués d’une crèche touchée par une explosion, un secouriste rassurant une petite fille au milieu des débris.
Les écoles souterraines, une solution innovante
Pour répondre à cette menace permanente, des écoles souterraines ont vu le jour. Yevenhelina Tuturiko, 14 ans, n’avait plus fréquenté une vraie salle de classe depuis le début de l’invasion. Depuis septembre, elle retrouve ses camarades plusieurs mètres sous terre, dans un établissement sans fenêtres mais sécurisé.
« J’aime beaucoup ça car je peux à nouveau communiquer en vrai avec mes camarades », confie-t-elle. Paradoxalement, beaucoup de ces amitiés se sont nouées lors d’un séjour de répit organisé à l’étranger.
Ces écoles, construites en un temps record, respectent les normes d’abris antiradiation. Elles fonctionnent en demi-journées pour accueillir le maximum d’élèves, parfois même le week-end. À Kharkiv, une dizaine seront opérationnelles d’ici la fin de l’année.
Au niveau national, 96 établissements souterrains accueillent déjà des élèves, principalement près du front. 211 autres sont en construction.
« Nous sommes ici probablement dans un des abris les plus sûrs de toute l’Ukraine »
Natalia Teplova, directrice d’une école souterraine
Le sport et les loisirs, malgré tout
À Kharkiv, les activités sportives en extérieur sont limitées. Pourtant, certains clubs privés continuent discrètement. Un entraîneur de football, ancien combattant, organise des séances sur un terrain synthétique.
Les parents soutiennent ces initiatives : après les années Covid et maintenant la guerre, ils préfèrent voir leurs enfants bouger plutôt que rester rivés à leur téléphone.
La plus grande piscine de la ville a rouvert en mai 2024 après avoir été touchée à deux reprises. Quand une vitre explose sous l’onde de choc, on la remplace par du plastique. « L’eau et la natation soignent tout », affirme une responsable qui porte elle-même les séquelles psychologiques d’un bombardement.
La santé mentale, un défi immense
En Ukraine, le système de prise en charge psychologique reste embryonnaire, héritage de l’époque soviétique. Il manque cruellement de spécialistes. Pour combler ce vide, 130 000 professionnels de première ligne ont reçu une formation certifiée par l’OMS.
Des psychologues comme Maryna Dudnyk sillonnent les villages pour animer des ateliers. Elle observe beaucoup de peur et d’anxiété chez les plus jeunes, et chez les adolescents, des cas d’automutilation et de pensées suicidaires.
Maryna elle-même a fui Marioupol détruite. Le travail auprès des enfants l’aide à tenir.
Des réactions contrastées chez les adolescents
Certains se blindent. Illia Issaiev, 18 ans, membre d’une organisation nationaliste, forme des jeunes au maniement de drones militaires. Pour lui, ces épreuves forgent une génération forte qui reconstruira le pays.
D’autres souffrent physiquement et moralement. Kostiantyn Kosik, 18 ans également, originaire d’Avdiivka détruite, prend des médicaments contre tics, migraines et malaises liés au stress permanent. Il a connu la guerre dès l’âge de six ans.
« D’un côté cela m’a endurci. Mais j’aurais préféré une enfance normale », avoue-t-il.
Sa famille, comme près de quatre millions de déplacés internes, vit dans la précarité près de Kiev.
Et pourtant, l’espoir persiste
Le ministre des Affaires sociales le résume bien : malgré les abris, les pertes et les séparations, les enfants continuent de rêver.
Revenons à Bohdan. Sur son ordinateur, il discute des heures avec Lana, une fille de son âge rencontrée en ligne. Ils partagent beaucoup et rêvent de se rencontrer un jour en vrai, malgré les 400 kilomètres et les dangers du voyage.
Même à Balakliia, récemment touchée par de nouvelles frappes qui ont fait des victimes à quelques centaines de mètres de chez lui, Bohdan garde cette envie de futur.
Cette génération ukrainienne, endeuillée et isolée, reste libre de rêver. Une résilience qui force l’admiration et interroge sur le prix humain d’un conflit qui n’en finit pas.
En résumé :
- Des milliers de jeunes grandissent sous la menace constante des bombardements.
- L’éducation passe majoritairement par l’écran, avec des écoles souterraines comme nouvelle norme près du front.
- La santé mentale souffre, mais des initiatives tentent de pallier le manque de moyens.
- Malgré tout, les rêves d’amitié, d’amour et d’avenir persistent.
Cette capacité à continuer malgré l’adversité reste peut-être le plus grand témoignage de force de ces jeunes Ukrainiens.
(Note : cet article s’appuie sur des témoignages recueillis dans plusieurs régions touchées par le conflit, illustrant une réalité partagée par une génération entière.)









