Imaginez un instant : un colosse chinois de la vente en ligne, capable de livrer des millions de produits en quelques heures à travers l’Empire du Milieu, pose discrètement ses valises en Europe… et se retrouve du jour au lendemain deuxième actionnaire d’une enseigne aussi française que Fnac Darty. Cette scène, qui pourrait sortir d’un film d’espionnage économique, est en train de se concrétiser.
JD.com, troisième acteur de l’e-commerce en Chine, finalise actuellement l’acquisition du groupe allemand Ceconomy. Et comme Ceconomy détient déjà 22 % de Fnac Darty, l’opération propulserait automatiquement le géant asiatique au rang de deuxième actionnaire du distributeur français. Un coup stratégique magistral.
Qui est vraiment JD.com, ce nouvel acteur qui frappe à notre porte ?
Pour comprendre l’ampleur du mouvement, il faut d’abord remonter aux origines de cette entreprise qui pèse aujourd’hui plus de 150 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel.
Des débuts modestes dans un magasin d’électronique pékinois
Tout commence en 1998 dans une petite boutique de Pékin spécialisée dans les magnétoscopes et les lecteurs CD. Le fondateur, un jeune entrepreneur nommé Liu Qiangdong, comprend rapidement que l’avenir n’est pas dans le commerce physique traditionnel.
En 2004, il lance la plateforme en ligne Jingdong – JD en abrégé – d’abord dédiée à l’électronique grand public. L’offre s’élargit très vite : informatique, téléphonie, puis électroménager, mode, produits de beauté… En quelques années, JD.com devient l’un des piliers du commerce électronique chinois.
Aujourd’hui, le groupe revendique près de 700 millions d’utilisateurs actifs par an. Un chiffre vertigineux qui place JD.com sur la troisième marche du podium national.
Un modèle différent d’Alibaba et de Pinduoduo
Contrairement à Alibaba, qui fonctionne principalement comme une place de marché mettant en relation des millions de vendeurs tiers, JD.com a fait un choix radical : tout contrôler de A à Z.
L’entreprise achète elle-même les produits, les stocke dans ses propres entrepôts et assure la livraison avec ses propres camions et livreurs. Résultat : une qualité perçue supérieure, notamment sur les catégories sensibles comme le lait infantile ou les cosmétiques.
Le réseau logistique de JD.com en chiffres :
- Plus de 3 600 entrepôts à travers la Chine
- Des livraisons le jour même, parfois en moins de 30 minutes dans les grandes villes
- Des drones et robots de livraison déjà déployés dans certaines zones
Ce modèle « lourd » coûte cher, mais il a permis à JD.com de se forger une réputation de fiabilité dans un marché chinois où les contrefaçons ont longtemps fait des ravages.
Une concurrence qui ne laisse aucun répit
Malgré sa taille, JD.com voit sa part de marché grignotée année après année. Selon les prévisions du cabinet Zheshang Securities, l’entreprise devrait contrôler environ 16 % du e-commerce chinois en 2025, loin derrière Alibaba (36 %) et talonnée par l’ultra-agressif Pinduoduo (21 %).
Pinduoduo, connu à l’international sous la marque Temu, a bâti son succès sur des prix défiant toute concurrence et une stratégie de viralité sur les réseaux sociaux. Quant à Douyin – la version chinoise de TikTok –, elle est devenue en quelques mois une véritable machine de vente en direct.
Face à cette guerre des prix sans merci et à une consommation intérieure morose, JD.com n’a plus le choix : il doit diversifier ses revenus et regarder au-delà des frontières.
L’incroyable offensive sur la livraison de repas
En février dernier, JD.com a surpris tout le monde en lançant son propre service de livraison de repas. Objectif : défier le leader Meituan et l’application Ele.me d’Alibaba.
Pour s’imposer, l’entreprise n’a pas hésité à casser les prix : suppression des frais de livraison, subventions massives aux restaurants partenaires… Une stratégie du « cash burning » classique en Chine, mais particulièrement coûteuse.
En quelques mois seulement, JD.com revendiquait déjà plus de 150 000 livreurs à temps plein et, selon iResearch, près de 31 % de parts de marché dans certaines villes. Preuve que même dans un secteur saturé, le géant sait frapper fort.
L’Europe, nouvel eldorado stratégique
Depuis plusieurs années, JD.com tente de percer sur le Vieux Continent. Première tentative en 2018 avec l’ouverture d’un bureau en Allemagne : échec cuisant. Nouvelle approche en 2022 avec la plateforme Ochama (rebaptisée Joybuy), spécialisée dans les produits chinois à prix cassés.
Le groupe a également flirté avec l’idée de racheter Argos au britannique Sainsbury’s, sans succès. Mais cette fois, l’opération Ceconomy change la donne.
En mettant la main sur le propriétaire des enseignes MediaMarkt et Saturn, JD.com accéderait d’un coup à un réseau physique majeur dans plusieurs pays européens, tout en devenant indirectement un actionnaire clé de Fnac Darty.
Une opération qui combine à la fois présence physique, image de marque européenne et accès direct à des millions de consommateurs habitués à acheter de l’électroménager et de l’électronique en magasin.
Richard Liu, le patron dans l’ombre
Derrière JD.com se tient toujours Liu Qiangdong, plus connu sous son nom anglophone Richard Liu. L’homme qui a bâti l’entreprise de ses propres mains s’est progressivement mis en retrait de la gestion quotidienne depuis 2021, au moment où Pékin resserrait l’étau sur les géants technologiques.
Son image avait été écornée en 2018 par une arrestation aux États-Unis suite à une plainte pour viol, plainte finalement classée sans suite. Depuis, il conserve le titre de président mais délègue l’opérationnel.
Que va changer cette arrivée pour le consommateur européen ?
L’arrivée d’un acteur comme JD.com dans le capital de Fnac Darty soulève de nombreuses questions. Va-t-on voir apparaître des rayons entiers de produits chinois à prix cassés dans nos magasins ? Les délais de livraison vont-ils brusquement fondre ?
Une chose est sûre : l’expertise logistique de JD.com, combinée au savoir-faire européen en matière de distribution spécialisée, pourrait créer une offre hybride particulièrement compétitive. Surtout dans un contexte où Amazon domine encore largement le marché.
Pour Fnac Darty, l’opération représente aussi une bouffée d’oxygène financière et stratégique. L’enseigne française, qui a déjà dû affronter la concurrence d’Amazon et de Boulanger, pourrait bénéficier du muscle logistique et technologique de son nouvel actionnaire.
L’histoire ne fait que commencer. Mais une chose est déjà certaine : le paysage de la distribution européenne d’électroménager et d’électronique grand public est en train de vivre un séisme discret… made in China.
Et pendant que nous continuons à flâner dans les rayons de nos Fnac et Darty habituels, un dragon rouge aux 3 600 entrepôts prépare déjà ses prochaines livraisons. En moins de 24 heures, qui sait ?









