Imaginez la scène : une matinée lumineuse sur l’île de Kish, dans le golfe Persique. Plus de cinq mille coureurs s’élancent sur l’asphalte brûlant, le bruit des baskets rythme l’air salin. Parmi eux, des centaines de femmes participent à des courses qui leur sont réservées. Et puis, sur les vidéos qui circulent ensuite, on les voit : certaines ont laissé tomber le voile.
Un marathon qui fait trembler la République islamique
Ce qui aurait dû rester un simple événement sportif local est devenu, en quelques heures, un séisme politique et judiciaire. Le procureur général de Kish a qualifié l’événement de « contraire à la décence ». Une procédure pénale a été immédiatement engagée contre les organisateurs. L’expression employée est lourde : il exige des sanctions « fermes, dissuasives et sans indulgence ».
L’affaire n’est pas anodine. Elle révèle, une nouvelle fois, la fracture béante qui traverse la société iranienne quarante-six ans après la Révolution islamique de 1979.
Kish, l’île où les règles sont (parfois) plus souples
Kish est une zone franche touristique réputée pour son atmosphère plus détendue que sur le continent. Les étrangères peuvent s’y promènent souvent sans voile, les boutiques de luxe côtoient les plages bondées, et les événements sportifs attirent un public jeune et cosmopolite. Pourtant, même ici, la loi reste claire : toute femme, iranienne ou non, doit couvrir ses cheveux en public.
Mais vendredi matin, plusieurs dizaines – voire centaines – de participantes ont choisi de courir tête nue. Les images, diffusées massivement sur Instagram et Telegram, montrent des sourires radieux, des cheveux au vent, des tenues de sport colorées. Pour beaucoup d’Iraniens de l’intérieur, ces vidéos ressemblent à un souffle de liberté.
Une colère immédiate des autorités locales
Dès le soir même, l’agence du pouvoir judiciaire Mizan publie un communiqué cinglant. Le ton est sans appel : « absence totale de surveillance » et « non-respect des règles vestimentaires par une partie importante des participantes ».
« La manière dont l’événement s’est déroulé était contraire à la décence »
Le procureur général de Kish
Les organisateurs sont désormais dans le viseur. On leur reproche de ne pas avoir imposé le port du hijab, pourtant obligatoire depuis 1983 pour toutes les femmes de plus de neuf ans sur le sol iranien.
Le hijab, une obligation de plus en plus contestée
Depuis la mort de Mahsa Amini en septembre 2022, arrêtée par la police des mœurs pour « mauvais voile », le mouvement « Femme, Vie, Liberté » n’a cessé de gagner du terrain. Dans les grandes villes, et particulièrement à Téhéran, des milliers de femmes sortent désormais découvertes, parfois en jean moulant et crop-top.
Ce qui était inimaginable il y a cinq ans est devenu presque banal dans certains quartiers huppés du nord de la capitale. Les patrouilles de la police des mœurs, dissoutes puis réapparues sous d’autres formes, peinent à contenir le phénomène.
Et curieusement, le mouvement semble s’être accéléré depuis la fin des hostilités directes avec Israël en juin dernier. Comme si, la menace extérieure écartée, la société iranienne réglait ses comptes internes avec plus de vigueur.
Une classe politique divisée jusqu’au sommet
Le président Massoud Pezeshkian, élu en juillet 2024 sur un programme dit « réformateur », a déclaré à plusieurs reprises qu’on « ne peut pas forcer une femme à porter le voile ». Une phrase qui, dans le contexte iranien, ressemble à une petite révolution.
Mais en face, plus de la moitié des députés du Majlis (Parlement) ont récemment accusé la justice de laxisme. Le guide suprême, Ali Khamenei, reste silencieux sur le sujet, mais le chef du pouvoir judiciaire, Gholamhossein Mohseni Ejeï, a appelé jeudi à « davantage de fermeté ».
Entre les conservateurs qui dénoncent une « nudité généralisée » et une « influence occidentale destructrice », et ceux qui prônent le dialogue, le pays tangue.
Des sanctions tous azimuts
Ces derniers mois, cafés branchés, restaurants chics, salles de concert et même galeries d’art ont été fermés pour avoir toléré des clientes non voilées. L’affaire de Kish s’inscrit dans cette vague répressive, mais elle a une portée symbolique particulière : elle touche le sport, domaine censé incarner la santé et la vertu selon la rhétorique officielle.
Paradoxalement, certains concerts récents ont pu se tenir avec un public féminin partiellement découvert, signe que les lignes bougent de manière erratique, au gré des rapports de force locaux.
Que risque réellement les organisateurs ?
En théorie, l’« encouragement à la corruption et à la prostitution » – chef d’accusation souvent utilisé pour les affaires de voile – peut valoir jusqu’à dix ans de prison. En pratique, les peines sont généralement plus légères : amendes lourdes, interdiction d’organiser des événements, ou prison avec sursis.
Mais le message est clair : l’État ne tolérera pas que des événements publics deviennent des espaces de contestation visible du hijab obligatoire.
Vers une société à deux vitesses ?
Ce qui frappe dans l’affaire de Kish, c’est le contraste. D’un côté, une jeunesse qui revendique toujours plus fort son droit à disposer de son corps. De l’autre, un appareil d’État qui, malgré ses reculades tactiques, refuse de céder sur le principe.
Entre ces deux Iran, la tension est palpable. Et chaque image de femme courant cheveux au vent devient un acte politique.
Le marathon de Kish ne sera peut-être qu’une parenthèse. Mais il illustre parfaitement jusqu’où la société iranienne est prête à aller pour reconquérir, mètre par mètre, ses libertés quotidiennes.
Et pendant ce temps, sur les réseaux, les vidéos continuent de tourner. En boucle. Comme un défi silencieux.









