Imaginez que demain, chaque nouveau smartphone vendu en Inde arrive avec une application gouvernementale impossible à supprimer complètement. Une app capable de localiser votre téléphone, de détecter les usages « suspects » et, selon les opposants, de transformer votre poche en micro-espion permanent. C’est exactement ce que le gouvernement indien a failli imposer… avant de faire machine arrière en moins de quarante-huit heures sous la pression populaire.
Un revirement spectaculaire face à la colère citoyenne
Mercredi soir, le ministère indien des Communications a publié un communiqué laconique : l’installation obligatoire de l’application Sanchar Saathi sur tous les nouveaux téléphones est abandonnée. Un recul rarissime pour le gouvernement de Narendra Modi, habitué à faire passer ses réformes sans trop se soucier des protestations.
L’annonce initiale, lundi, avait pourtant tout du coup de force discret : quatre-vingt-dix jours accordés aux fabricants pour intégrer le logiciel dans chaque appareil vendu sur le territoire. Objectif officiel ? Lutter contre la fraude et les vols de mobiles, un fléau réel dans un pays qui compte plus d’un milliard cent soixante millions d’utilisateurs de téléphones portables.
Sanchar Saathi : l’outil qui devait protéger… et qui a terrifié
Sur le papier, Sanchar Saathi (« partenaire de communication » en hindi) ressemble à une bonne idée. L’application permet de :
- bloquer un téléphone volé à distance
- le localiser en cas de perte
- recevoir des alertes en cas d’utilisation suspecte
- vérifier l’authenticité d’un appareil d’occasion
Le gouvernement met en avant des chiffres impressionnants : déjà 2,6 millions de téléphones repérés grâce à ce système. Des résultats concrets qui, dans un autre contexte, auraient pu faire consensus.
Mais en Inde, le contexte n’est jamais neutre. Ces dernières années, plusieurs enquêtes internationales ont révélé l’utilisation du logiciel espion Pegasus contre des journalistes, des militants et des leaders de l’opposition. Le simple mot « surveillance » suffit à déclencher des alarmes.
« Même désactivée, qui nous dit que toutes les fonctions le seront vraiment ? »
Deepender Singh Hooda, député d’opposition
Une levée de boucliers immédiate et massive
Dès lundi soir, les réseaux sociaux indiens s’enflamment. Les hashtags #SurveillanceState et #SancharSaathi explosent. Les ONG de défense des libertés numériques montent au créneau, suivies par l’ensemble des partis d’opposition.
Au Parlement, la séance de mercredi tourne à l’interrogatoire musclé. Le ministre Jyotiraditya Scindia tente de désamorcer la crise :
« Je peux l’effacer comme n’importe quelle application. Chaque citoyen garde ce droit dans une démocratie. »
Mais l’argument ne passe pas. Les députés rappellent que certaines applications préinstallées laissent des traces invisibles, des processus qui tournent en arrière-plan même après « désinstallation ».
Pour Randeep Singh Surjewala, porte-parole du Congrès, c’est clair :
« Cela pourrait transformer chaque téléphone en arme utilisable contre les journalistes, les opposants politiques et toute voix dissidente. »
Un précédent russe qui a fait peur
L’Inde n’est pas le premier pays à tenter ce genre d’expérience. En août dernier, la Russie a imposé l’installation obligatoire de logiciels nationaux (dont la messagerie Max) sur tous les smartphones vendus sur son territoire.
Les avocats russes et les associations de défense des droits numériques avaient immédiatement dénoncé un outil de surveillance déguisé. Le parallèle a été fait des milliers de fois sur les réseaux indiens : personne ne veut revivre le scénario russe.
Pourquoi ce recul est une victoire symbolique majeure
En moins de quarante-huit heures, la mobilisation a forcé le gouvernement à plier. C’est suffisamment rare pour être souligné. Depuis 2014 et l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir, les grandes réformes passent souvent en force : démonétisation surprise, réforme agricole (finalement retirée après un an de manifestations paysannes), lois sur la citoyenneté…
Cette fois, la rapidité de la réaction citoyenne et politique a changé la donne. Preuve que, même dans un contexte où l’exécutif concentre beaucoup de pouvoir, la rue et les réseaux sociaux conservent une capacité d’influence.
Nikhil Pahwa, fondateur du site MediaNama et figure respectée de la défense d’internet libre en Inde, résume simplement :
« C’est une intrusion pure et simple dans nos appareils. Le gouvernement a compris que cette fois, il allait trop loin. »
Et maintenant ? Une vigilance de tous les instants
Le gouvernement n’a pas dit que Sanchar Saathi disparaîtrait. Il reste disponible en téléchargement volontaire et continuera probablement à être promu. Certains craignent que l’idée resurgisse sous une autre forme, plus discrète.
Car le besoin est réel : le vol de téléphones et les arnaques liées aux appareils d’occasion sont un problème quotidien pour des millions d’Indiens. Mais la solution ne peut pas passer par une surveillance généralisée.
Ce recul montre aussi l’importance de la transparence et du débat public dès qu’il s’agit de technologies sensibles. Dans un pays de près d’1,5 milliard d’habitants, le plus grand marché smartphone du monde, chaque décision de ce type concerne potentiellement toute la planète numérique.
La leçon est claire : quand la société civile, l’opposition et les experts s’unissent rapidement, même les projets les mieux emballés peuvent être stoppés net. Une petite victoire pour la vie privée dans un monde où elle devient chaque jour plus fragile.









