InternationalSociété

Humanitaires en Procès : La Tunisie Criminalise-t-elle l’Aide aux Réfugiés ?

À leur procès, des humanitaires tunisiens de longue date, dont un ancien haut responsable du HCR, rejettent l’accusation d’avoir facilité l’immigration clandestine. Emprisonnés depuis vingt mois, ils clament n’avoir fait que leur devoir. Mais derrière ce dossier, plane l’ombre du discours anti-migrants de Kais Saied. Le verdict attendu ce soir pourrait marquer un tournant…

Imaginez un homme de 81 ans, ancien cadre régional du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, comparaitre menotté devant un tribunal pour avoir… secouru des naufragés en Méditerranée. C’est la réalité que vit aujourd’hui Mustapha Djemali en Tunisie. Son crime présumé ? Avoir hébergé des demandeurs d’asile sauvés en mer. Une situation qui soulève une question lourde : où s’arrête l’humanitaire et où commence le délit aux yeux de l’État ?

Un procès qui révèle les tensions migratoires en Tunisie

Lundi, le tribunal de Tunis a repris l’audience d’un dossier sensible. Cinq personnes, dont deux sont détenues depuis mai 2024, répondent d’accusations graves : création d’une organisation visant à faciliter l’entrée et l’hébergement clandestins de migrants. Parmi elles, deux figures respectées du milieu humanitaire tunisien.

À la barre, la défense est claire et déterminée. Les accusés affirment n’avoir fait qu’apporter une aide légale et coordonnée avec les autorités et les instances internationales.

Mustapha Djemali : quarante ans au service des réfugiés

À 81 ans, Mustapha Djemali n’est pas un inconnu. Pendant plus de vingt ans, il a occupé des postes de responsabilité au HCR à travers le monde. Rentré en Tunisie, il a fondé le Conseil tunisien pour les réfugiés (CTR), une structure qui travaillait main dans la main avec l’agence onusienne.

Devant les juges, il pose la question qui brûle toutes les lèvres :

« Pourquoi suis-je ici ? Nous traitons avec les demandeurs d’asile, nous n’avons aucun lien avec l’immigration clandestine. »

Ses mots résonnent comme un cri de vérité. L’homme insiste : le CTR accueillait uniquement des personnes sauvées en mer par les garde-côtes tunisiens, dans le cadre de conventions signées et de programmes financés par les Nations Unies.

Abderrazek Krimi : vingt mois derrière les barreaux pour avoir aidé les plus vulnérables

À ses côtés, Abderrazek Krimi, chef de projet du CTR, ne cache pas son amertume. Incarcéré depuis vingt mois, il rappelle le cœur de leur mission :

« Nous apportions de l’aide aux cas vulnérables : enfants, femmes victimes de violences sexuelles, personnes âgées. Nous agissions par devoir national et en coordination avec les autorités. »

Comme son collègue, il s’interroge sur la durée de leur détention provisoire et sur la légitimité même des poursuites.

Une avocate qui dénonce l’absence du HCR au procès

Maître Mounira Ayadi, conseil des prévenus, a plaidé le non-lieu avec vigueur. Elle regrette qu’aucun représentant du HCR n’ait été entendu par le tribunal, alors même que le CTR était officiellement son partenaire exécutif en Tunisie.

Pour elle, les faits sont limpides : tout était encadré par une convention légale et des financements internationaux. L’accusation repose, selon elle, sur un malentendu tragique entre aide humanitaire et facilitation migratoire.

Human Rights Watch monte au créneau

Dès lundi, l’ONG américaine Human Rights Watch a publié un communiqué cinglant. Son directeur régional adjoint, Bassam Khawaja, appelle les autorités tunisiennes à :

  • abandonner des accusations qu’il qualifie d’« infondées »,
  • libérer immédiatement les détenus,
  • cesser de criminaliser le travail légitime des associations.

Pour HRW, le CTR a simplement rempli une mission de protection essentielle auprès des réfugiés et demandeurs d’asile, en toute légalité et en collaboration avec des organisations internationales accréditées.

Un contexte politique explosif depuis 2023

Pour comprendre ce procès, il faut remonter à février 2023. Lors d’un discours resté dans les mémoires, le président Kais Saied avait dénoncé l’arrivée « de hordes de migrants subsahariens » venues, selon lui, modifier la composition démographique du pays.

Ces paroles ont eu des conséquences immédiates et dramatiques. Des milliers de ressortissants d’Afrique subsaharienne se sont retrouvés sans emploi ni logement. Beaucoup ont été rapatriés dans l’urgence par leurs ambassades. D’autres ont tenté la traversée clandestine vers l’Europe.

Pire : des groupes ont été expulsés vers les zones désertiques frontalières avec la Libye et l’Algérie. Des ONG ont recensé au moins une centaine de morts dans ces zones inhospitalières.

Sfax, symbole d’une crise qui s’éternise

À partir de l’automne 2023, la situation a encore empiré. Des milliers de migrants chassés des grandes villes se sont retrouvés dans des campements de fortune aux abords de Sfax, principale ville de départ vers Lampedusa.

Ces camps, sans eau ni électricité, sont devenus le quotidien de familles entières. Les associations comme le CTR tentaient d’y apporter une aide minimale : couvertures, nourriture, soins. C’est précisément cette action qui leur est reprochée aujourd’hui.

D’autres figures emblématiques visées

Mustapha Djemali et Abderrazek Krimi ne sont pas les seuls dans le viseur. En mai 2024, une vague d’arrestations a touché plusieurs personnalités :

  • Sherifa Riahi, ancienne dirigeante de Terre d’Asile Tunisie,
  • Saadia Mosbah, présidente de Mnemty, association historique de lutte contre le racisme.

Ces interpellations ont été perçues comme un signal fort : l’État entendait mettre fin à toute forme d’accompagnement des migrants subsahariens, même lorsqu’il s’agissait de demandeurs d’asile reconnus.

La frontière ténue entre humanitaire et politique

Ce procès pose une question universelle : un État peut-il criminaliser l’aide aux personnes en détresse sous prétexte de lutte contre l’immigration irrégulière ? En Tunisie, la réponse semble pencher vers l’affirmative depuis deux ans.

Pourtant, les accusés le répètent : ils n’ont jamais organisé de passages clandestins. Ils accueillaient des rescapés remis par les autorités elles-mêmes, dans un cadre officiel. La nuance est cruciale, mais semble s’être perdue dans le tumulte politique.

Un verdict attendu dans la soirée

Après les plaidoiries, le tribunal s’est retiré pour délibérer. Le verdict était attendu dans la soirée de lundi. À l’heure où ces lignes sont écrites, il n’a pas encore été rendu public.

Quelle que soit l’issue, ce procès restera comme un révélateur. Il montre les difficultés croissantes des organisations humanitaires à opérer dans un contexte où la question migratoire est devenue brûlante.

Derrière les barreaux, deux hommes attendent. L’un a 81 ans et quarante années de terrain derrière lui. L’autre croupit en prison depuis près de deux ans pour avoir distribué des couvertures et soigné des enfants. Leur sort dira beaucoup de la direction que prend la Tunisie face à la crise migratoire méditerranéenne.

Et pendant ce temps, en mer, les naufrages continuent.

À retenir
• Des humanitaires expérimentés jugés pour avoir hébergé des migrants sauvés en mer
• Partenariat officiel avec le HCR et financements ONU
• Contexte tendu depuis le discours de Kais Saied en février 2023
• HRW demande l’abandon des poursuites et la libération immédiate
• Verdict attendu très prochainement

Cette affaire n’est pas qu’un simple fait divers judiciaire. Elle cristallise les contradictions d’un pays coincé entre impératifs humanitaires et pressions politiques internes et externes. Et elle nous renvoie, une fois de plus, à notre propre regard sur ceux qui fuient la guerre, la misère ou le chaos climatique.

Restera-t-on fidèles aux principes qui ont fondé le droit des réfugiés ? Ou la peur de « l’invasion » finira-t-elle par l’emporter partout, même là où l’on secourt ceux que la mer rejette sur le rivage ?

La réponse, pour l’instant, est entre les mains d’un tribunal tunisien. Mais ses échos nous concernent tous.

Passionné et dévoué, j'explore sans cesse les nouvelles frontières de l'information et de la technologie. Pour explorer les options de sponsoring, contactez-nous.