Imaginez un instant : un assureur multimilliardaire qui, du jour au lendemain, obtient le droit officiel de placer une partie de ses réserves dans du Bitcoin, de l’Ether ou même dans des memecoins. Cela semblait encore de la science-fiction il y a peu en Asie. Pourtant, Hong Kong s’apprête à devenir le tout premier territoire asiatique à poser noir sur blanc un cadre réglementaire autorisant explicitement ce type d’investissement… avec une contrainte de taille.
Une charge en capital de 100 %. Autrement dit : pour chaque dollar investi en crypto directe, l’assureur doit conserver un dollar entier de capital réglementaire. Un pari qui, sur le papier, paraît presque dissuasif. Alors pourquoi les autorités ont-elles décidé d’ouvrir cette porte malgré tout ?
Hong Kong veut devenir la plaque tournante crypto-institutionnelle d’Asie
Depuis 2022-2023, la ville-État mène une stratégie très offensive pour attirer les acteurs de la finance décentralisée tout en gardant un vernis de sérieux prudentiel. Après avoir autorisé les ETF spot Bitcoin et Ethereum dès le premier semestre 2024, après avoir lancé un régime de licences pour les émetteurs de stablecoins, le régulateur des assurances (Insurance Authority) franchit une nouvelle étape symbolique.
Le projet de règles publié récemment permettrait donc aux assureurs de détenir directement des cryptomonnaies, mais au prix fort en termes de solvabilité.
100 % de charge en capital : punition ou simple réalisme ?
Dans le jargon prudentiel, une charge de 100 % signifie que l’actif est considéré comme extrêmement risqué. Pour simplifier : si vous achetez pour 10 millions de dollars de Bitcoin, vous devez détenir 10 millions de dollars de capital supplémentaire pour couvrir le risque théorique de perte totale.
À titre de comparaison, les actions cotées en bourse se voient souvent appliquer des charges comprises entre 30 % et 45 % selon les juridictions et les modèles internes. Les obligations souveraines de haute qualité tournent autour de 0 à 10 %. Le Bitcoin et les principales altcoins se retrouvent donc dans la catégorie « tout ou rien ».
« C’est un signal clair : on vous laisse entrer, mais on ne vous fait pas de cadeau sur le plan prudentiel. »
Un cadre dirigeant d’une grande compagnie d’assurance asiatique (anonyme)
Ce choix radical a deux lectures possibles :
- une forme de protectionnisme prudentiel très conservatrice
- une porte d’entrée volontairement étroite pour tester la demande réelle des assureurs sans prendre de risque systémique
Dans les deux cas, le message envoyé aux marchés est limpide : Hong Kong accepte la présence des cryptos dans les bilans des assureurs, mais refuse de les traiter comme des actifs « normaux » pour l’instant.
Stablecoins : un traitement différencié très stratégique
Contrairement aux cryptos « volatiles », les stablecoins vont bénéficier d’une approche bien plus clémente… à condition d’être régulés localement.
Les stablecoins adossés à des dollars HK (ou émis sous licence hongkongaise à partir de 2025) verront leur charge en capital calquée sur celle de la monnaie fiduciaire sous-jacente. En clair : presque rien, ou très peu.
Ce traitement différencié n’est pas anodin. Il montre que les autorités souhaitent avant tout favoriser l’émergence d’un écosystème de stablecoins domestiques fiables, utilisables dans la vraie vie, plutôt que de laisser les assureurs se ruer sur des USDT/USDC non régulés.
Pourquoi les assureurs pourraient quand même sauter le pas
Malgré la charge de 100 %, plusieurs éléments pourraient pousser les grands acteurs à franchir le cap :
- Les énormes réserves de capital excédentaire de certains géants asiatiques
- Le rendement annualisé du Bitcoin sur 4, 7 et 10 ans reste extrêmement attractif même après impôts et frais
- La diversification hors obligations souveraines et actions traditionnelles devient une obsession pour beaucoup de gestionnaires d’actifs long terme
- La pression concurrentielle : si quelques gros joueurs bougent, les autres suivront pour ne pas paraître « en retard »
- L’existence déjà actée des ETF spot crypto cotés localement permet de contourner partiellement la charge extrême (les ETF actions classiques ont une charge bien plus faible)
Autrement dit : même avec 100 % de charge, certains calculs économiques peuvent encore devenir positifs pour les très gros capitaux patients.
Comparaison régionale : Hong Kong vraiment isolé ?
Regardons rapidement le positionnement des principaux voisins :
| Juridiction | Possession directe crypto par assureurs | Charge en capital typique | Positionnement global |
| Hong Kong | Autorisée (projet 2025) | 100 % | Porte ouverte mais très encadrée |
| Singapour | Très fortement découragée | Non codifiée (pratiquement interdite) | Protectionnisme prudentiel fort |
| Japon | Non classée comme actif éligible (2025) | – | Statu quo conservateur |
| Corée du Sud | Interdite pour les assureurs (2025) | – | Assouplissement très progressif |
| Taiwan | Interdite | – | Très réticent |
On le voit : même avec sa charge de 100 %, Hong Kong se place de facto comme le territoire le plus ouvert de la région pour l’allocation directe en crypto par les compagnies d’assurance.
Quels volumes potentiels ? Quelques ordres de grandeur
Le marché de l’assurance hongkongais pèse environ 82 milliards USD de primes brutes annuelles (chiffre 2024). Les actifs sous gestion des assureurs sont largement supérieurs.
Si seulement 0,5 % à 2 % de ces actifs basculaient vers des allocations crypto directes malgré la charge de 100 %, cela représenterait déjà :
- entre 2 et 10 milliards USD pour les seules positions directes
- un multiple bien supérieur si l’on intègre les ETF spot crypto (beaucoup moins pénalisés)
Dans un marché crypto mondial dont la capitalisation oscille entre 2 500 et 4 000 milliards selon les cycles, même 5 à 15 milliards de flux nets réguliers en provenance d’un seul pays représenteraient un changement significatif de dynamique.
Les prochains jalons à surveiller
Le calendrier réglementaire reste assez dense :
- Consultation publique : février à avril 2025
- Premières licences stablecoins attendues début/milieu 2025
- Entrée en vigueur espérée des nouvelles règles assurance : fin 2025 – début 2026
- Potentielle révision des charges après 18-24 mois d’observation
La période 2026-2027 sera donc probablement décisive pour savoir si Hong Kong a réellement réussi son pari d’attirer une vague d’allocations institutionnelles « patientes » sans créer de fragilité systémique.
Conclusion : un test grandeur nature pour la maturité crypto
En autorisant les assureurs à détenir du Bitcoin et des cryptos avec une charge en capital de 100 %, Hong Kong ne fait pas un cadeau aux acteurs du secteur. Au contraire, elle pose l’une des questions les plus difficiles de la décennie :
Est-ce que le marché crypto, onze ans après le lancement du Bitcoin, a atteint un niveau de maturité suffisant pour convaincre des investisseurs ultra-conservateurs comme les assureurs de sacrifier d’énormes quantités de capital réglementaire ?
La réponse à cette question, nous la découvrirons probablement au compte-goutte entre 2026 et 2030. Mais une chose est déjà sûre : le petit territoire de 1 100 km² situé à l’embouchure de la rivière des Perles vient de planter un drapeau symbolique très visible sur la carte de la finance institutionnelle crypto asiatique.
À suivre… très attentivement.









