Imaginez un lieu où le grondement des trains se mêle aux murmures des voyageurs, où l’histoire d’une nation s’écrit dans le marbre et les souvenirs. La gare d’Haydarpasa, perchée sur la rive asiatique du Bosphore à Istanbul, incarne ce tableau vivant. Pendant plus d’un siècle, elle a été bien plus qu’un simple point de transit : un symbole d’échanges, de migrations et de mémoire collective. Mais aujourd’hui, ses voies sont silencieuses, et son avenir incertain divise les cœurs. Que devient une icône quand elle perd sa vocation première ?
Une gare au cœur de l’histoire turque
Érigée en 1908 sous l’Empire ottoman, la gare d’Haydarpasa se dresse comme un monument intemporel face au Bosphore. Son architecture néoclassique, avec ses dômes élégants et ses escaliers de marbre, a accueilli des générations de voyageurs. Ancien terminus du mythique Taurus Express, prolongement de l’Orient-Express, elle reliait autrefois Istanbul à Damas et Bagdad, incarnant un pont entre l’Orient et l’Occident. Pour beaucoup, elle était la porte d’entrée vers la métropole turque, un lieu où les rêves d’une vie nouvelle prenaient forme.
Senay Kartal, une retraitée de 61 ans qui a travaillé près de 40 ans à la gare, se souvient de l’effervescence qui y régnait. « Les voyageurs arrivaient d’Anatolie avec leurs valises, parfois sans argent pour un hôtel. Ils dormaient dans les salles d’attente, sous les hauts plafonds ornés. C’était un lieu de vie, de passage, de rencontres », raconte-t-elle avec nostalgie. Mais depuis 2013, ce pouls vibrant s’est éteint, laissant place à un silence pesant.
Un passé marqué par les migrations
Haydarpasa n’est pas seulement un bâtiment : elle est une page d’histoire. Dès les années 1910, elle a été le théâtre de moments tragiques, comme la déportation des Arméniens en 1915. Plus tard, dans les décennies suivantes, elle est devenue le point de convergence des migrations massives depuis les campagnes turques vers Istanbul. Ces mouvements ont façonné la ville moderne, et la gare en fut le cœur battant. « Elle est ancrée dans la mémoire collective », explique Ayça Yüksel, sociologue spécialisée dans son histoire. « On la retrouve dans les romans, les films, les chansons. Elle incarne le voyage, l’espoir, mais aussi les déchirements. »
« Haydarpasa occupe une place unique dans la mémoire de ceux qui ont vécu les migrations. Elle est un symbole culturel autant qu’un lieu fonctionnel. »Ayça Yüksel, sociologue
Les voyageurs, souvent issus de villages reculés d’Anatolie, arrivaient émerveillés devant la majesté de la gare. Ses murs ont vu défiler des familles entières, des jeunes en quête d’emploi, des étudiants rêvant d’un avenir meilleur. Chaque marche usée par leurs pas raconte une histoire, chaque hall résonne encore des échos de leurs voix.
Une fermeture controversée
En 2013, les trains se sont tus. Officiellement, la fermeture visait à restaurer le bâtiment, endommagé par un incendie en 2010. Mais les travaux ont révélé bien plus : des vestiges archéologiques datant du Ve siècle avant J.-C., retardant la réouverture. Puis, en 2024, une annonce a bouleversé les défenseurs du lieu : le ministère turc de la Culture a pris le contrôle de la gare pour en faire un centre culturel et artistique, avec une première phase prévue pour 2026. Ce projet, qui implique de vider une partie du complexe, y compris les logements des employés ferroviaires, a suscité une vague d’opposition.
Hasan Bektas, conducteur de train et membre de la Plateforme Haydarpasa, un collectif d’universitaires et d’urbanistes, ne décolère pas. « Ce n’est pas juste un bâtiment, c’est une partie de notre identité. Le transformer en centre d’art, c’est le vider de son âme », affirme-t-il. Pour lui, l’emplacement privilégié de la gare, face au Bosphore, attire les convoitises. « Les investisseurs veulent en faire un espace de profit, pas un lieu pour le public », dénonce-t-il.
Pourquoi tant de controverses ?
- Perte de fonction originelle : La gare, conçue pour les trains, risque de devenir un simple musée.
- Intérêts privés : Les projets immobiliers autour du Bosphore suscitent des soupçons de spéculation.
- Patrimoine en danger : Les transformations pourraient altérer l’authenticité du lieu.
Un symbole menacé par la modernité
Le destin d’Haydarpasa reflète un dilemme plus large : comment concilier patrimoine et modernisation ? Dans les années 2000, des projets pharaoniques ont été envisagés : gratte-ciel, centre commercial, voire un stade olympique. Ces idées, bien que jamais réalisées, ont attisé les craintes de voir ce lieu historique transformé en simple produit commercial. « Personne n’a jamais vraiment lutté pour préserver Haydarpasa dans son essence », regrette Hasan Bektas.
Pourtant, en octobre 2024, le ministre de la Culture, Nuri Ersoy, a tenté de rassurer : « Il y aura des trains à Haydarpasa, ainsi qu’un centre culturel et un jardin public, mais pas d’hôtel ni de centre commercial. » Une promesse qui peine à convaincre les défenseurs du lieu, qui y voient une façade pour apaiser les tensions sans garantir l’avenir ferroviaire de la gare.
Une mobilisation citoyenne
Depuis 2012, chaque dimanche, des manifestants se réunissent près de la gare, brandissant des pancartes et scandant : « Haydarpasa est une gare et doit le rester ! » Parmi eux, Nehir Güner, une étudiante de 22 ans, incarne la nouvelle génération mobilisée. « J’étais enfant quand la gare a fermé, mais en la voyant depuis le ferry, je ressens son importance. Ce projet de centre d’art, c’est du spectacle, pas une vision pour le futur », affirme-t-elle.
« Ce n’est pas juste un lieu de passage, c’est un joyau qui doit vivre avec tout ce qui le compose. »Gül Koksal, architecte
Pour l’architecte Gül Koksal, Haydarpasa est bien plus qu’une gare. Ses ateliers de réparation, son port, ses logements pour le personnel formaient un écosystème unique. « Sans ces éléments, elle perd son sens. C’est comme un corps sans cœur », explique-t-elle. Cette vision partagée par les manifestants illustre l’attachement profond des habitants à ce lieu, qui transcende sa simple fonction.
Un avenir incertain
Alors que les travaux de transformation avancent, les questions demeurent : Haydarpasa peut-elle retrouver son rôle de gare tout en accueillant un centre culturel ? Les vestiges archéologiques découverts compliquent-ils vraiment la réouverture des voies ? Et surtout, comment répondre aux attentes des citoyens qui refusent de voir leur patrimoine transformé en coquille vide ?
Le débat autour d’Haydarpasa dépasse les frontières d’Istanbul. Il touche à des enjeux universels : la préservation des lieux de mémoire face aux pressions économiques, la voix des citoyens face aux décisions politiques, et la capacité d’une société à honorer son passé tout en regardant vers l’avenir. « Haydarpasa est une icône mondiale », insiste Hasan Bektas. « Elle mérite mieux qu’un projet sans âme. »
Étape | Événement | Impact |
---|---|---|
1908 | Inauguration de la gare | Devient un hub ferroviaire majeur |
1915 | Déportation des Arméniens | Marque tragique dans son histoire |
2013 | Fermeture pour restauration | Arrêt des activités ferroviaires |
2024 | Projet de centre culturel | Polémique et mobilisation citoyenne |
La lutte pour Haydarpasa n’est pas seulement celle d’un bâtiment, mais celle d’une identité. Chaque dimanche, les manifestants rappellent que ce lieu appartient à tous, pas seulement à ceux qui décident de son avenir. Leur combat, porté par des voix comme celles de Senay, Hasan ou Nehir, est un cri pour préserver un patrimoine vivant, un lieu où l’histoire continue de s’écrire.
Alors que 2026 approche, l’avenir d’Haydarpasa reste suspendu. Sera-t-elle un centre culturel figé dans le temps ou retrouvera-t-elle le souffle des locomotives ? Une chose est sûre : son histoire, tissée de voyages, de luttes et d’espoirs, continue de résonner bien au-delà des rives du Bosphore.