Imaginez un pays où 90 % de la capitale est aux mains de bandes armées, où les enlèvements font partie du quotidien et où même les membres du gouvernement de transition se retrouvent dans le viseur de la première puissance mondiale. C’est la réalité haïtienne en cette fin 2025. Et l’annonce faite par Washington ce lundi vient jeter un pavé de plus dans une mare déjà bien trouble.
Une sanction américaine qui fait trembler Port-au-Prince
Le département d’État américain a décidé de frapper là où ça fait mal. Sans nommer officiellement la personne visée, il a annoncé des restrictions de visa contre « un fonctionnaire du gouvernement haïtien » accusé d’avoir soutenu des gangs et d’avoir entravé les efforts de lutte contre les organisations criminelles. Dans un communiqué laconique mais lourd de sens, Washington parle même de « gangs terroristes ».
Derrière l’anonymat officiel se cache, selon plusieurs sources concordantes, Fritz Alphonse Jean. Ancien gouverneur de la Banque centrale d’Haïti et surtout ancien président du Conseil présidentiel de transition (CPT), il fait aujourd’hui partie des neuf membres de cette instance censée sortir le pays du gouffre.
Deux coalitions de gangs déjà classées terroristes
Pour bien mesurer la gravité de l’accusation, il faut rappeler un précédent majeur. En mai 2025, les États-Unis ont inscrit deux puissantes coalitions haïtiennes, Viv Ansanm et Gran Grif, sur leur liste des organisations terroristes étrangères. Une décision rarissime pour des groupes criminels locaux et qui montre à quel point Washington considère désormais la situation haïtienne comme une menace à la sécurité régionale.
Ces alliances contrôlent des pans entiers de Port-au-Prince et des routes stratégiques. Meurtres, viols, pillages, extorsions : leur règne de terreur est documenté depuis des années. Mais les classer comme terroristes permet aux États-Unis d’utiliser tout l’arsenal juridique et financier contre quiconque les soutiendrait, même indirectement.
« Des restrictions de visa à un fonctionnaire du gouvernement haïtien, pour avoir soutenu des gangs et d’autres organisations criminelles et avoir entravé la lutte du gouvernement haïtien contre les gangs terroristes. »
Département d’État américain, communiqué du lundi
La riposte immédiate de Fritz Alphonse Jean
Le lendemain même de l’annonce américaine, Fritz Jean a convoqué la presse. Sans confirmer formellement être la cible – une précaution juridique classique – il a distribué une déclaration écrite cinglante où il qualifie l’affaire de « mascarade ».
Mais le plus explosif vient ensuite. Selon lui, plusieurs membres du Conseil présidentiel ont reçu des messages à peine voilés de missions diplomatiques étrangères. Le deal ? Renoncez à limoger le Premier ministre actuel, Alix Didier Fils-Aimé, sinon des sanctions tomberont sur vous et vos familles.
En clair : Washington protégerait le chef du gouvernement en place au prix d’une pression directe sur les membres du CPT. Une accusation d’ingérence massive qui, si elle était prouvée, ferait l’effet d’une bombe dans les relations haïtiano-américaines.
« Si insister sur la bonne gouvernance et combattre contre la pérennité d’un système chaotique qui s’assied sur la capture de l’État constitue un crime pour lequel il faut payer, je continuerai malgré tout sur ce chemin sans relâche. »
Fritz Alphonse Jean, déclaration écrite
Un Premier ministre dans la tourmente
Pourquoi vouloir à tout prix écarter Alix Didier Fils-Aimé ? La réponse est simple et cruelle : l’insécurité n’a jamais été aussi totale. Depuis sa prise de fonction après la démission forcée d’Ariel Henry en 2024, aucun progrès tangible n’a été enregistré sur le front de la sécurité.
Les habitants de Port-au-Prince vivent sous la loi des kalachnikovs. Les écoles ferment par dizaines, les hôpitaux sont pris d’assaut ou désertés, les commerces baissent le rideau. Les chiffres donnent le vertige : on parle de plusieurs milliers de morts en deux ans, des dizaines de milliers de déplacés, une économie exsangue.
Une partie du Conseil présidentiel estime donc que le Premier ministre porte une responsabilité écrasante dans cet échec. D’où le projet de le remplacer, projet qui semble désormais bloqué par la menace des sanctions américaines.
Haïti, otage d’un cercle vicieux
Ce nouvel épisode illustre parfaitement le piège dans lequel Haïti est enfermé depuis des années. D’un côté, des institutions faibles, parfois corrompues, incapables de reprendre le contrôle du territoire. De l’autre, des puissances étrangères qui interviennent, mais souvent avec leurs propres agendas.
Les États-Unis ont investi des centaines de millions de dollars dans la mission multinationale de soutien à la police haïtienne (MMSS). Le Kenya a envoyé des troupes. Le Canada et d’autres pays ont suivi. Pourtant, les résultats restent minces. Les gangs, eux, se réarment, se réorganisent, et semblent parfois intouchables.
Certains observateurs y voient la preuve que certains acteurs politiques haïtiens continuent de jouer un double jeu, protégeant ou utilisant les gangs pour maintenir leur influence. D’autres estiment que Washington, en sanctionnant sans preuves publiques irréfutables, risque de discréditer encore un peu plus les institutions haïtiennes aux yeux de la population.
Vers une rupture définitive avec Washington ?
La réaction de Fritz Jean laisse peu de place au doute : une partie du Conseil présidentiel se sent désormais comme une tutelle humiliante. Parler ouvertement de « menaces contre les familles » est inédit dans la bouche d’un si haut responsable.
Cette affaire pourrait marquer un tournant. Si d’autres membres du CPT décident de braver les sanctions pour limoger le Premier ministre, on assisterait à une confrontation directe avec les États-Unis. Scenario improbable mais plus tout à fait impossible.
À l’inverse, si la peur l’emporte et que le statu quo est maintenu, le Conseil présidentiel perdra le peu de légitimité qui lui reste. Les Haïtiens, eux, continueront de payer le prix fort d’une crise qui semble sans fin.
En résumé :
• Washington sanctionne un membre du CPT pour liens supposés avec les gangs
• L’intéressé parle de pressions pour protéger le Premier ministre
• La capitale reste à 90 % sous contrôle armé
• Le pays le plus pauvre des Amériques vit sa pire crise sécuritaire depuis des décennies
Une chose est sûre : chaque jour qui passe sans solution réelle rapproche Haïti d’un point de non-retour. Et pendant ce temps, les habitants de Port-au-Prince continuent de compter les balles plutôt que les jours.
La question n’est plus de savoir si le système va craquer, mais quand. Et surtout, qui en paiera vraiment le prix.









