Imaginez une capitale où neuf quartiers sur dix sont aux mains de bandes armées. Où l’on tire à la mitrailleuse lourde pour un simple contrôle de quartier. Où les habitants vivent terrés chez eux dès la tombée de la nuit. C’est la réalité quotidienne de Port-au-Prince depuis des mois. Et pourtant, lundi, un nouvel avion a atterri avec à son bord une centaine de policiers kényans censés inverser la tendance.
Cette arrivée fait à peine frémir les chefs de gangs. Elle symbolise surtout l’immense fossé entre les ambitions affichées par la communauté internationale et la réalité sur le terrain. Car oui, des renforts arrivent. Mais ils remplacent surtout ceux qui partent.
Une mission qui tourne à vide
Retour en arrière rapide. En octobre 2023, le Conseil de sécurité des Nations unies valide la création de la Mission multinationale d’appui à la sécurité (MMAS), dirigée par le Kenya. Objectif : prêter main-forte à une police haïtienne totalement débordée. Effectif espéré : 2 500 hommes. Budget annuel estimé : plusieurs centaines de millions de dollars.
Un an et demi plus tard, le constat est cruel. À peine un millier de policiers sont effectivement déployés. Le financement reste parcellaire, dépendant de contributions volontaires jamais totalement honorées. L’équipement manque cruellement : pas assez de véhicules blindés, de munitions, de moyens de communication sécurisés.
Le ballet des rotations continue pourtant. Lundi, 230 policiers kényans ont posé le pied sur le tarmac de l’aéroport Toussaint Louverture. Dans le même temps, 100 de leurs collègues, mission accomplie (ou plutôt rotation terminée), ont repris l’avion en sens inverse. Résultat net : une centaine d’hommes supplémentaires. C’est tout.
90 % de Port-au-Prince sous contrôle des gangs
Ce chiffre glaçant est régulièrement rappelé par l’ONU : les groupes armés dominent environ 90 % de la zone métropolitaine de la capitale. Des coalitions comme Viv Ansanm ou G9 contrôlent des quartiers entiers, imposent des péages, décident qui entre et qui sort.
Les exactions sont quotidiennes. Meurtres ciblés, viols utilisés comme arme de terreur, enlèvements contre rançon, pillages systématiques. Les habitants parlent d’une « guerre de basse intensité » qui n’en finit pas. Et pendant ce temps, les institutions étatiques haïtiennes semblent impuissantes.
« On vit dans la peur permanente. On ne sait jamais si on va rentrer chez soi le soir. »
Témoignage anonyme recueilli à Cité Soleil, octobre 2025
D’où vient cette explosion de violence ?
Le point de bascule date de début 2024. Le Premier ministre Ariel Henry, déjà contesté, se retrouve bloqué à l’étranger. Les principaux chefs de gangs, coordonnés pour la première fois, exigent sa démission. Ils bloquent le port, les routes, l’aéroport. Henry finit par céder. Depuis, plus aucune autorité légitime n’a réussi à reprendre réellement la main.
Le Conseil présidentiel de transition mis en place ensuite tente de tenir la barre, mais sans élections depuis 2016, la légitimité reste fragile. Les promesses d’élections législatives et présidentielle à l’été 2026 paraissent bien lointaines quand on doit d’abord survivre au jour le jour.
Une force antigang plus robuste… sur le papier
Fin septembre 2025, le Conseil de sécurité a voté la transformation de la MMAS en une force plus musclée. Exit le simple « appui » à la police haïtienne, place à une véritable « Force d’élimination des gangs ». Le terme est fort. Les moyens, eux, tardent à suivre.
Une conférence internationale se tient ce mardi à New York pour tenter de débloquer des fonds et des engagements concrets. Les diplomates américains parlent d’un « tournant décisif ». Sur le terrain haïtien, beaucoup restent sceptiques. Ils ont déjà entendu ce discours.
Pourquoi le Kenya en première ligne ?
Le choix du Kenya comme nation leader n’a rien d’évident au premier abord. Nairobi possède pourtant une expérience reconnue dans les opérations de maintien de la paix, notamment en Somalie avec l’AMISOM. Ses unités sont réputées disciplinées et aguerries au combat urbain.
Mais même ces policiers chevronnés peinent à faire la différence quand ils sont si peu nombreux et si mal équipés. Leurs patrouilles restent souvent cantonnées à quelques axes sécurisés. Dès qu’ils s’aventurent dans les quartiers dominés par les gangs, les accrochages sont immédiats et violents.
Les limites d’une intervention étrangère
L’histoire d’Haïti est jalonnée d’interventions internationales. MINUSTAH de 2004 à 2017, missions onusiennes successives… Les résultats sont mitigés, voire franchement critiqués. Beaucoup d’Haïtiens perçoivent ces forces étrangères comme des occupations déguisées.
Aujourd’hui, la MMAS tente de se démarquer en n’ayant pas le statut de mission ONU classique. Pas de casque bleu, pas de mandat chapitre VII illimité. Mais le sentiment reste le même : tant que la solution ne viendra pas d’abord des Haïtiens eux-mêmes, elle restera fragile.
Et maintenant ?
La conférence de New York sera scrutée de près. Réussira-t-elle à débloquer enfin les financements nécessaires ? D’autres pays accepteront-ils d’envoyer des contingents significatifs ? Le Bénin, la Jamaïque ou les Bahamas ont promis des hommes, mais les déploiements traînent.
Sur place, les policiers kényans fraîchement arrivés entament leur formation d’adaptation. Ils découvrent un terrain miné, où chaque rue peut cacher un barrage improvisé, où les drones des gangs surveillent les moindres mouvements.
Dans les quartiers populaires, l’espoir est mince. On salue poliment les nouveaux arrivants, mais on sait que cent hommes de plus ou de moins ne changeront pas grand-chose tant que la stratégie globale restera aussi timide.
Haïti continue de sombrer, lentement mais sûrement. Et la communauté internationale, malgré ses belles déclarations, semble incapable de proposer autre chose qu’un pansement sur une hémorragie.
La vraie question n’est plus de savoir si la situation peut empirer. Elle l’est déjà. Elle est de savoir si quelqu’un, quelque part, aura enfin le courage politique de s’attaquer aux racines du problème plutôt que de multiplier les missions cosmétiques.
En attendant, les Port-au-Princiens continuent de compter les jours. Et les balles.









