Qui était vraiment Hailé Sélassié, le dernier empereur d’Éthiopie, dont la mort il y a cinquante ans continue de susciter des débats passionnés ? Figure emblématique d’une nation aux mille visages, il incarne à la fois l’élan d’une modernité ambitieuse et les ombres d’un règne autoritaire. Son histoire, marquée par des réformes audacieuses et des erreurs tragiques, résonne encore dans une Éthiopie fracturée par les tensions ethniques et les crises politiques.
Un Empereur au Cœur de l’Histoire Éthiopienne
Né Tafari Makonnen en 1892, Hailé Sélassié Ier accède au trône en 1930, marquant le début d’un règne de 44 ans, le plus long de l’histoire impériale éthiopienne. Son couronnement met fin à trois millénaires de monarchie absolue, un système ancré dans la tradition mais confronté aux défis d’un monde en mutation. Dès ses débuts, il se distingue par une vision progressiste, cherchant à faire entrer son pays dans l’ère moderne.
Son image reste gravée dans une photographie poignante : le 12 septembre 1974, frêle silhouette à la barbe blanche, il est escorté hors de son palais d’Addis-Abeba par des militaires. Ce moment signe la chute d’un empire et l’avènement d’une période sombre sous le régime du Derg, qui l’assassinera un an plus tard, dans la nuit du 26 au 27 août 1975.
Un Modernisateur Visionnaire
Hailé Sélassié est souvent célébré comme le père de l’Éthiopie moderne. Historien spécialiste du pays, Ian Campbell le décrit comme un réformateur audacieux ayant posé les bases d’un État centralisé. Parmi ses contributions majeures, on compte l’introduction d’une Constitution, la création d’une police nationale et des investissements significatifs dans l’éducation.
Il a véritablement fait connaître l’Éthiopie au monde, grâce à son engagement dans les affaires internationales.
Ian Campbell, historien
Sous son règne, des écoles modernes voient le jour, et il encourage l’accès à l’éducation, lui-même ayant occupé le poste de ministre de l’Éducation avant son couronnement. L’agriculture bénéficie également de programmes de développement, tandis que ses voyages à l’étranger projettent l’Éthiopie sur la scène mondiale. Cette ouverture diplomatique culmine avec la fondation de l’Organisation de l’Unité africaine (aujourd’hui Union africaine), dont le siège est toujours à Addis-Abeba.
Un Règne Autocratique Contesté
Malgré ces avancées, le règne d’Hailé Sélassié n’échappe pas aux critiques. Son style de gouvernance, qualifié d’autocratique par beaucoup, s’appuie sur une domination des Amhara, une ethnie influente à l’époque. Ce favoritisme alimente des tensions dans un pays riche de plus de 80 groupes ethniques, une mosaïque culturelle aujourd’hui au cœur des divisions nationales.
La polarisation ethnique, moins marquée à l’époque, resurgit aujourd’hui dans les débats sur son héritage. Comme le souligne Ian Campbell, la perception de son règne varie selon l’origine ethnique des interlocuteurs. Pour certains, il incarne une période de stabilité ; pour d’autres, il symbolise une oppression systémique des minorités.
Dans une Éthiopie moderne fracturée, l’héritage d’Hailé Sélassié est un miroir des tensions actuelles, où chaque groupe ethnique interprète son règne à travers le prisme de son histoire.
La Famine de Wollo : Une Tache Indélébile
L’un des épisodes les plus controversés du règne d’Hailé Sélassié est la famine de Wollo (1973-1974), qui a coûté la vie à 100 000 à 200 000 personnes. Cette catastrophe, exacerbée par une sécheresse dévastatrice, a révélé les failles d’un régime déconnecté des réalités du terrain. Beedemariam Mekonnen, petit-fils de l’empereur, admet que son grand-père, mal informé par ses conseillers, n’a pas su mesurer l’ampleur de la crise.
Il s’était rendu sur place, mais on lui a montré des endroits où la famine n’était pas visible. Cette erreur lui a coûté cher.
Beedemariam Mekonnen, petit-fils d’Hailé Sélassié
La mauvaise gestion de cette crise alimente la colère populaire et précipite la chute de l’empereur. En 1974, le Derg, un régime militaire marxiste, s’empare du pouvoir, mettant fin à la monarchie. Hailé Sélassié est alors emprisonné, puis assassiné, son corps jeté dans une fosse anonyme.
Un Symbole Panafricain et Rastafari
Au-delà des frontières éthiopiennes, Hailé Sélassié reste une icône du panafricanisme. Son engagement pour l’unité africaine et sa résistance face à l’invasion italienne de 1935-1936 lui valent une aura internationale. À Addis-Abeba, où siège l’Union africaine, son héritage diplomatique perdure.
Pour les adeptes du rastafarisme, mouvement spirituel né en Jamaïque dans les années 1930, Hailé Sélassié est bien plus qu’un empereur : il est un Messie noir, descendant du roi Salomon et de la reine de Saba. Cette vénération, portée par des figures comme Bob Marley, confère à l’empereur une dimension quasi mystique, encore visible dans les dreadlocks de certains admirateurs éthiopiens.
Aspect | Réalisations | Critiques |
---|---|---|
Éducation | Création d’écoles modernes | Accès limité pour les non-Amhara |
Diplomatie | Fondation de l’OUA | Centralisation du pouvoir |
Gestion de crise | Programmes agricoles | Famine de Wollo mal gérée |
Une Éthiopie Fracturée : L’Héritage Aujourd’hui
Cinquante ans après sa mort, l’Éthiopie reste marquée par les divisions ethniques et politiques. La guerre civile au Tigré (2020-2022) et les conflits en Amhara et Oromia rappellent la complexité de ce pays de 130 millions d’habitants. Sous le gouvernement d’Abiy Ahmed, aucune commémoration officielle n’est prévue pour l’empereur, signe d’un héritage toujours sensible.
Dans la cathédrale de la Sainte-Trinité à Addis-Abeba, où reposent les restes d’Hailé Sélassié depuis 2000, son souvenir demeure vivant. Les portraits du « Vieux lion d’Abyssinie » ornent les murs, et des guides comme Fitsum vantent son engagement pour l’éducation et le panafricanisme. Pourtant, pour beaucoup, son long règne incarne aussi les limites d’un pouvoir absolu.
Pour résumer, l’héritage d’Hailé Sélassié peut être vu à travers trois prismes :
- Réformateur : il a modernisé l’Éthiopie avec des avancées en éducation et en diplomatie.
- Autocrate : son régime a favorisé les Amhara, exacerbant les tensions ethniques.
- Icône : son aura panafricaine et rastafari transcende les frontières.
En définitive, Hailé Sélassié reste une figure paradoxale, dont l’héritage continue de diviser. Entre modernité et autocratie, son règne reflète les défis d’un pays en quête d’unité et de stabilité. Cinquante ans après sa mort, l’Éthiopie regarde son passé pour mieux comprendre son avenir.