Imaginez arriver au travail, ouvrir le local de pause et tomber sur votre tapis de prière soigneusement plié… mais jeté au fond d’une poubelle. C’est ce qu’ont vécu des agents du réseau de transports de l’agglomération grenobloise il y a quelques jours. L’incident, survenu à La Poya, quartier de Fontaine, a immédiatement été qualifié d’« acte islamophobe et raciste » par la CGT. Et ce n’est pas la première fois.
Un deuxième incident en moins d’un an
Retour en mars dernier. Des tranches de saucisson et des messages menaçants avaient été déposées dans les boîtes aux lettres professionnelles de plusieurs salariés. Le choix du saucisson n’était évidemment pas anodin : dans l’imaginaire collectif français, c’est l’aliment qui symbolise à lui seul la « francité » et, par opposition, tout ce qui serait perçu comme incompatible avec elle. Le message était clair : vous n’êtes pas chez vous ici.
Nouveau chapitre, donc, avec ce tapis de prière. Pierre Cousin, conducteur et élu CGT au comité social et économique, ne mâche pas ses mots : « Pour nous, c’est clairement islamophobe et raciste ». L’objet, retrouvé dans une poubelle du local de pause, appartenait à un collègue qui l’utilisait discrètement pour prier pendant ses temps de repos. Le geste est perçu comme une humiliation délibérée.
Un climat qui se dégrade depuis plusieurs mois
Dans les couloirs de M’Tag, l’ambiance n’a jamais été aussi lourde. Les agents parlent d’une montée des petites phrases, des regards de travers, des blagues qui ne font rire que certains. « On sent que ça fermente », confie anonymement un machiniste. « Il y a ceux qui ne supportent plus de voir des collègues prier, ceux qui trouvent ça normal de « répondre » par des provocations ».
Ce n’est pas seulement une histoire de religion. C’est aussi une histoire de fatigue, de ras-le-bol accumulé. Les chauffeurs de bus sont en première ligne : horaires décalés, agressions verbales, pression constante. Quand la cocotte-minute est déjà sous tension, le moindre symbole devient un détonateur.
La CGT en première ligne, mais pas seule
La CGT a immédiatement communiqué. Tract, communiqué de presse, alerte à la direction. Le syndicat parle d’« actes répétés » et exige des mesures concrètes : vidéosurveillance renforcée, sanctions exemplaires, formation à la lutte contre les discriminations. Mais certains salariés d’autres syndicats, sans remettre en cause la gravité des faits, s’interrogent sur la récupération politique.
« On est tous d’accord pour dire que jeter un tapis de prière, c’est dégueulasse. Mais pourquoi c’est toujours la même organisation qui monte au créneau ? Les autres syndicats dorment ? »
Un délégué SUD, sous couvert d’anonymat
Le malaise est palpable. Personne ne défend l’auteur du geste, mais beaucoup craignent que l’affaire ne serve surtout à régler des comptes internes.
Et si on parlait des vraies questions ?
Derrière l’émotion légitime, plusieurs sujets de fond restent tus. D’abord, la place de la religion au travail. Depuis les attentats de 2015, la France vit sous une tension permanente entre laïcité stricte et liberté religieuse. Dans les entreprises publiques, le débat est encore plus vif. Peut-on prier discrètement pendant sa pause ? Doit-on cacher tout signe d’appartenance religieuse pour éviter les provocations ?
Ensuite, la question de la responsabilité collective. Quand un tapis finit à la poubelle, c’est un individu qui l’a fait. Mais c’est tout un collectif qui en pâtit. Les collègues musulmans se sentent visés, les autres se sentent accusés de complicité passive. Le poison du soupçon s’installe.
Que dit la direction de M’Tag ?
Pour l’instant, silence radio. La communication officielle se limite à une phrase laconique : « Une enquête interne est en cours ». Pourtant, les précédents incidents de mars n’avaient débouché sur aucune sanction visible. Résultat : beaucoup d’agents doutent de la volonté réelle de faire la lumière.
Certains demandent même la mise en place d’une commission indépendante. « Tant qu’on ne saura pas qui a fait ça, et pourquoi, la méfiance va continuer à gangrener les équipes », résume un ancien délégué CFDT.
Un phénomène qui dépasse Grenoble
Grenoble n’est pas un cas isolé. Ces dernières années, des faits similaires ont été rapportés dans d’autres réseaux de transports : croix gammées taguées sur des casiers à Lyon, têtes de porc déposées devant des mosquées à Marseille, insultes dans les dépôts de bus à Lille. Partout le même schéma : des actes anonymes, des dénonciations immédiates, puis le silence.
Ce qui change, peut-être, c’est le contexte. La France sort d’une séquence politique particulièrement clivante. Les débats sur l’immigration, l’identité, la laïcité ont atteint un niveau de violence verbale rarement vu. Sur les réseaux sociaux, les invectives pleuvent. Et parfois, elles débordent dans la vraie vie.
Vers une impossible coexistence ?
Le plus inquiétant, c’est que personne ne semble savoir comment sortir de cette spirale. D’un côté, ceux qui estiment que toute critique de l’islam ou de certaines pratiques est taxée d’islamophobie. De l’autre, ceux qui voient dans chaque incident la preuve d’un racisme systémique. Entre les deux, le dialogue est rompu.
Dans les locaux de La Poya, les pauses café sont devenues plus courtes. On parle moins. On se regarde plus. Et chacun attend le prochain incident, comme une fatalité.
Car oui, il y aura probablement un prochain incident. Tant que les frustrations ne seront pas exprimées autrement que par des gestes lâches dans l’ombre. Tant que la parole ne circulera plus librement, sans peur du jugement ou de l’étiquette.
Un tapis de prière à la poubelle, ce n’est pas qu’un bout de tissu. C’est le symptôme d’une société qui ne parvient plus à vivre ensemble sans se déchirer sur des symboles. Et ça, c’est bien plus grave qu’un simple fait divers.
À Grenoble comme ailleurs, la question n’est plus de savoir qui a jeté le tapis. Elle est de savoir si on est encore capables, collectivement, de le ramasser ensemble.









