L’ombre du génocide rwandais de 1994 plane toujours sur la France et son armée, accusées par certains d’avoir failli à leur devoir d’intervention. Alors que la justice semblait sur le point de refermer le dossier des massacres de Tutsi à Bisesero, un nouveau rebondissement relance l’affaire. Les parties civiles viennent en effet d’annoncer leur intention de se pourvoir en cassation, déterminées à faire la lumière sur le rôle controversé de l’opération Turquoise au plus fort de l’horreur.
Un non-lieu qui passe mal
Le 11 décembre dernier, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris confirmait le non-lieu prononcé en faveur des militaires français, suivant les réquisitions du parquet général. Une décision vécue comme un déni de justice par les parties civiles, parmi lesquelles figurent les associations Survie, Ibuka, FIDH, LDH et Licra, ainsi que six rescapés de Bisesero.
Pour Me Eric Plouvier, avocat de Survie, ce non-lieu laisse un « goût amer ». Les parties civiles dénoncent depuis des années « le double jeu de Paris au Rwanda » et ce qu’elles considèrent comme une complicité par abstention de génocide de la part des militaires de l’opération Turquoise. Elles leur reprochent d’avoir sciemment abandonné à leur sort, pendant trois jours, des centaines de Tutsi réfugiés sur les collines de Bisesero, dans l’ouest du Rwanda, les livrant aux génocidaires hutu qui en ont massacré des centaines du 27 au 30 juin 1994.
Une « responsabilité historique » mais pas de faute pénale individuelle
Si la justice reconnaît que « la responsabilité historique de la France » a été engagée à Bisesero, elle estime cependant que, pris individuellement, les quatre gradés placés sous le statut de témoin assisté n’ont pas commis de faute pénale caractérisant une complicité de génocide. La chambre de l’instruction met en avant une « situation confuse » sur le terrain, des troupes sous-dimensionnées pour intervenir en sécurité, des « erreurs d’appréciation » certes, mais pas « d’abstention approbatrice » qui équivaudrait à une complicité.
Surtout, les juges considèrent qu’il n’appartenait pas aux militaires présents à Bisesero d’agir sans en avoir reçu l’ordre de leur hiérarchie et du ministère de la Défense. L’absence d’un tel ordre « s’il peut engager la responsabilité historique de la France, au sens où la commission Duclert l’a mise en évidence, ne permet pas de mettre en oeuvre la responsabilité pénale des témoins assistés présents sur place », tranche l’arrêt.
Le juge n’est pas l’historien
Face à la frustration des parties civiles, la cour oppose une distinction fondamentale entre le regard de l’historien et celui du juge pénal. Le premier « bénéficie d’une perception facilitée par le recul du temps » et peut « porter une appréciation sur la responsabilité collective d’un pays », quand le second « doit déterminer si chacun, pris individuellement, au vu de sa perception et de sa compréhension du moment, peut être mis en cause dans la commission d’une infraction ».
Un raisonnement que les parties civiles ont du mal à accepter. Elles dénoncent le refus de la cour d’appel d’ordonner les actes d’enquête supplémentaires qui auraient permis, selon elles, d’établir les responsabilités individuelles, à commencer par l’audition de l’ancien secrétaire général de l’Elysée Hubert Védrine et de l’historien Vincent Duclert, auteur du rapport accablant sur le rôle de la France au Rwanda.
La cour d’appel accepte donc de trancher une affaire de complicité de génocide, sans avoir entendu les plus hautes autorités militaires et civiles.
– Les parties civiles
Vers un pourvoi en cassation
Refusant de s’avouer vaincues, les parties civiles annoncent donc leur intention de former un pourvoi en cassation pour tenter d’obtenir la réouverture de l’enquête et la réalisation des investigations qu’elles jugent indispensables à la manifestation de la vérité. L’objectif : faire enfin la lumière sur les manquements et les responsabilités de l’armée et de l’État français dans l’un des épisodes les plus tragiques et les plus controversés du génocide des Tutsi.
L’initiative s’inscrit dans le sillage du rapport Duclert de 2021, qui avait pointé « l’échec profond » de la France à Bisesero, sans pour autant déclencher la reprise espérée des investigations judiciaires. C’est justement cette réouverture pour raisons procédurales qui avait conduit à la décision de non-lieu contestée aujourd’hui par les parties civiles.
La mémoire du génocide en question
Au-delà des enjeux judiciaires, c’est la mémoire même du génocide des Tutsi, qui fit près d’un million de morts entre avril et juillet 1994, qui se joue dans ce bras de fer. Un génocide orchestré par le régime extrémiste hutu au pouvoir, qui visa sans distinction hommes, femmes, enfants et vieillards de la minorité tutsi, mais aussi les Hutu modérés.
Vingt-neuf ans après, le processus historique et judiciaire visant à établir les responsabilités de chacun dans ce drame n’en finit pas de se heurter à des résistances et des zones d’ombre. Le pourvoi en cassation des parties civiles dans l’affaire de Bisesero illustre la détermination des victimes et de leurs soutiens à faire éclater la vérité, aussi dérangeante soit-elle, sur le rôle de la France au Rwanda en 1994.