Imaginez-vous marcher dans une ville où l’air que vous respirez brûle vos poumons, où vos enfants rentrent de l’école en toussant, pris de vertiges. À Gabès, dans le sud de la Tunisie, ce cauchemar est une réalité quotidienne. Une usine chimique vieillissante, appartenant au Groupe Chimique Tunisien (GCT), empoisonne l’air et la vie des habitants, provoquant des hospitalisations en masse et une colère grandissante. Cette crise environnementale, qui touche particulièrement les plus jeunes, soulève une question brûlante : jusqu’où une communauté peut-elle supporter l’insupportable avant d’exiger un changement radical ?
Gabès sous l’emprise d’un géant toxique
Depuis des décennies, le complexe chimique de Gabès, construit en 1972, domine le paysage de cette ville côtière. Destiné à produire des engrais à base de phosphates, il est devenu une source de désespoir pour les habitants. Les fumées grises et âcres qu’il rejette en continu polluent l’air, les sols et les eaux, tandis que les fuites de gaz toxiques, comme l’acide sulfurique et l’ammoniac, se multiplient. En septembre et octobre 2025, des dizaines d’enfants et d’adultes ont été hospitalisés, victimes de symptômes graves : brûlures dans la gorge, vertiges, vomissements, voire pertes de connaissance.
Pour les familles de Gabès, la peur est devenue une compagne quotidienne. Une mère de famille, Ikram, exprime une rage contenue après que son fils de 12 ans, Ahmed, a été admis à l’hôpital à trois reprises en un mois. « Cette usine est un poison mortel, il faut s’en débarrasser ! » lance-t-elle. Comme elle, des milliers d’habitants sont descendus dans les rues pour exiger la fermeture du site, dans une mobilisation d’une ampleur rare pour la région.
Une crise sanitaire alarmante
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En un mois, près de 200 personnes, principalement des habitants des quartiers proches du complexe, ont reçu des soins pour des intoxications. Le mardi précédent la grande manifestation, 122 cas ont été signalés en une seule journée. Les écoles, comme le collège de Chott Essalem, situé à proximité de l’usine, sont devenues des lieux à risque. Les élèves décrivent des sensations de brûlure dans la poitrine, des maux de tête intenses et des malaises soudains. Une adolescente, Emna, raconte avoir vomi après avoir senti sa gorge s’enflammer en classe. Sa mère refuse désormais de l’envoyer à l’école tant qu’aucune solution n’est trouvée.
« Ma tête était lourde, j’ai perdu connaissance », confie Ahmed, 12 ans, encore secoué par son expérience.
Les autorités locales confirment que ces malaises sont directement liés aux fuites de gaz provenant du complexe. Selon Ahmed Guefrech, un élu local et militant environnemental, ces incidents ne sont pas nouveaux, mais leur fréquence a explosé récemment. « Quatre fuites en septembre, deux en octobre », précise-t-il, pointant du doigt l’état délabré des installations et un manque criant d’entretien.
Un complexe chimique hors d’âge
Le Groupe Chimique Tunisien, bien qu’essentiel à l’économie nationale grâce à l’exploitation des phosphates, est au cœur d’une controverse qui dure depuis plus de dix ans. Les experts attribuent les émanations toxiques à des équipements obsolètes et à une production poussée à un rythme incompatible avec l’état du site. Construit il y a plus de 50 ans, le complexe n’a pas bénéficié des investissements nécessaires pour moderniser ses infrastructures ou limiter son impact environnemental.
Les conséquences vont bien au-delà des intoxications ponctuelles. Selon des études menées par des associations comme Stop Pollution, les résidus déversés par l’usine polluent les plages, détruisent les écosystèmes marins et affectent les sols agricoles. La pêche, autrefois une source de revenus majeure pour Gabès, s’est effondrée. Pire encore, les habitants rapportent une augmentation inquiétante des maladies respiratoires et des cancers dans la région, un fléau que beaucoup attribuent directement à l’usine.
Impact environnemental en chiffres :
- 200 cas d’intoxication en un mois.
- Effondrement de la pêche locale dû à la pollution marine.
- Augmentation anormale des maladies respiratoires et cancers.
La révolte d’une population asphyxiée
Face à l’inaction, la colère des habitants de Gabès a atteint un point de rupture. Des milliers de personnes, soutenues par des militants comme Khayreddine Debaya du collectif Stop Pollution, ont manifesté pour exiger des mesures concrètes. La réponse des autorités a été brutale : des gaz lacrymogènes ont été utilisés pour disperser la foule, ajoutant une ironie cruelle à une crise déjà marquée par des problèmes respiratoires. Pour beaucoup, cette répression symbolise le mépris des pouvoirs publics face à leurs souffrances.
Les habitants ne demandent pas seulement des réparations temporaires. Ils veulent le démantèlement du complexe. « C’est la seule solution », affirme Ahmed Guefrech, qui souligne que les promesses de modernisation, faites dès 2017, n’ont jamais été tenues. À l’époque, les autorités avaient annoncé un plan pour remplacer l’usine par une installation respectant les normes internationales, mais huit ans plus tard, rien n’a changé.
« Rien ne sera fait, et ce complexe qui nous tue restera », se lamente Radhia, 58 ans, atteinte d’un cancer.
Un dilemme économique et politique
Le cas de Gabès illustre un conflit classique entre développement économique et santé publique. Les phosphates sont une ressource clé pour la Tunisie, représentant une part importante des exportations. Le président du pays a clairement affiché son ambition de multiplier par cinq la production d’engrais d’ici 2030, profitant de la hausse des prix mondiaux. Fermer le complexe, qui emploie 4 000 personnes dans une région minée par le chômage, serait un choix politiquement risqué.
Cette tension rend la situation d’autant plus complexe. D’un côté, les habitants exigent un environnement sain et la fin des intoxications. De l’autre, les autorités semblent réticentes à sacrifier une industrie stratégique. Une équipe des ministères de l’Industrie et de l’Environnement a récemment été envoyée pour inspecter le site, mais les experts doutent qu’un simple entretien puisse résoudre les problèmes structurels d’une usine aussi vétuste.
Vers une bataille judiciaire
Face à l’inaction des pouvoirs publics, les habitants se tournent vers la justice. Un groupe d’avocats de Gabès, représentant des élèves intoxiqués, prépare deux plaintes : l’une pour stopper les activités des unités les plus polluantes, l’autre pour exiger le démantèlement complet du complexe. « Nous irons jusqu’au bout », promet Mehdi Telmoudi, qui dirige ce comité de défense.
Cette démarche judiciaire pourrait marquer un tournant. Cependant, les habitants restent sceptiques, conscients que les intérêts économiques pourraient l’emporter sur leurs revendications. La question demeure : la justice peut-elle contraindre un État à privilégier la santé de ses citoyens sur des impératifs économiques ?
Problème | Conséquence | Solution proposée |
---|---|---|
Fuites de gaz toxiques | Intoxications massives | Arrêt des unités polluantes |
Pollution des sols et eaux | Effondrement de la pêche | Démantèlement du complexe |
Équipements vétustes | Augmentation des cancers | Modernisation ou remplacement |
Un avenir incertain pour Gabès
La crise de Gabès dépasse les frontières d’une simple ville tunisienne. Elle incarne un défi universel : comment concilier développement économique et protection de l’environnement ? Les habitants, eux, n’ont plus la patience d’attendre des promesses vagues. Leur santé, leur avenir et celui de leurs enfants sont en jeu. Alors que les manifestations se multiplient et que la justice entre en scène, une question plane : Gabès deviendra-t-elle un symbole de résistance écologique ou une nouvelle victime de l’inaction ?
Pour l’heure, les fumées grises continuent de s’élever dans le ciel de Gabès, rappelant à chaque instant le prix que paye une communauté pour une industrie qui la tue à petit feu. Les habitants, unis dans leur combat, espèrent que leur voix finira par être entendue. Mais dans cette lutte entre santé publique et impératifs économiques, l’issue reste incertaine.