Imaginez une ville industrielle en déclin qui, du jour au lendemain, devient une destination mondiale grâce à un seul bâtiment. C’est exactement ce qui est arrivé à Bilbao avec le musée Guggenheim. Vendredi, l’homme qui a rendu cela possible nous a quittés. Frank Gehry s’est éteint à l’âge de 96 ans, laissant derrière lui un héritage qui continue de faire trembler les certitudes du monde de l’architecture.
Un parcours qui défie toutes les étiquettes
Frank Owen Goldberg naît le 28 février 1929 à Toronto dans une famille juive polonaise modeste. Le poisson qu’il observe dans la baignoire de sa grand-mère marquera durablement son imaginaire : on retrouvera plus tard ces courbes aquatiques dans presque toutes ses grandes œuvres.
À la fin des années 1940, la famille émigre à Los Angeles. Le jeune Frank entre à l’Université de Californie du Sud. En 1954, il obtient son diplôme d’architecture et, presque au même moment, change son nom en Gehry. Ce choix n’est pas anodin : dans l’Amérique encore marquée par l’antisémitisme, Goldberg sonne trop juif. Gehry sonne américain, neutre, prêt à conquérir.
Les premières armes : de Gruen à Paris
Ses débuts sont classiques. Il travaille d’abord pour Victor Gruen, l’inventeur du centre commercial moderne à l’américaine. Puis il passe une année à Paris chez André Remondet. Ce séjour européen, bien que bref, lui ouvre l’esprit aux audaces du béton brut et du mouvement moderne.
De retour en Californie, il ouvre son propre cabinet au début des années 1960. Rien ne laisse encore présager la révolution à venir.
La maison de Santa Monica : le big bang personnel
Tout bascule dans les années 1970-1980. Gehry achète une petite maison victorienne banale à Santa Monica et décide de la transformer. Le résultat est explosif : il l’enveloppe d’une structure brute en contreplaqué, métal ondulé, grillage de chantier. Les voisins hurlent au scandale. Les critiques d’art, eux, applaudissent.
Cette maison devient le manifeste du déconstructivisme. Gehry y détourne les matériaux pauvres, les expose, les célèbre. Le toit est percé, les perspectives sont faussées, l’intérieur et l’extérieur se mélangent. Pour la première fois, une habitation privée entre dans les livres d’histoire de l’architecture contemporaine.
« Je voulais faire une maison qui ressemble à ce que je ressens quand je dessine »
Frank Gehry
1989 : le Pritzker, consécration ultime
En 1989, il reçoit le prix Pritzker, l’équivalent du Nobel d’architecture. Le jury salue « une œuvre qui repousse les limites de l’architecture et transforme notre environnement bâti en art ».
Mais le meilleur reste à venir.
1997 : Bilbao, le choc planétaire
L’inauguration du musée Guggenheim Bilbao en 1997 marque un tournant. Personne n’avait vu ça. Un bâtiment qui semble vivant, ondulant, recouvert d’écailles de titane qui captent la lumière comme la peau d’un poisson.
Philip Johnson, pape de l’architecture américaine, déclare sans hésiter : « C’est le plus grand bâtiment de notre époque. » L’expression effet Bilbao entre dans le dictionnaire : elle désigne désormais le pouvoir d’un équipement culturel audacieux à relancer toute une économie urbaine.
En quelques années, la ville passe de 1 à plus de 10 millions de visiteurs annuels. Les hôtels poussent, les restaurants aussi. Un seul bâtiment a suffi.
L’effet Bilbao en chiffres
• Visiteurs annuels avant 1997 : moins d’1 million
• Visiteurs annuels aujourd’hui : plus de 10 millions
• Impact économique estimé : plus de 4 milliards d’euros
Les grandes œuvres qui ont suivi
Après Bilbao, Gehry enchaîne les projets fous.
- Walt Disney Concert Hall (Los Angeles, 2003) : une vague d’acier inoxydable qui semble danser au-dessus de Downtown.
- 8 Spruce Street (New York, 2011) : un gratte-ciel dont la façade ondulée défie la rigueur de Manhattan.
- Fondation Louis Vuitton (Paris, 2014) : douze voiles de verre qui évoquent un vaisseau prêt à quitter le Bois de Boulogne.
- Lou Ruvo Clinic (Las Vegas, 2010) : un bâtiment dont les façades semblent fondre, conçu avec humour pour une clinique traitant Alzheimer et Parkinson.
En 2018, il signe même les nouveaux quartiers généraux de Facebook en Californie, preuve que même la Silicon Valley veut son Gehry.
L’architecte qui a domestiqué l’ordinateur
Longtemps, les formes courbes étaient considérées comme une hérésie : trop chères, trop compliquées à calculer. Gehry change la donne en adoptant très tôt les logiciels de modélisation 3D initialement développés pour l’aéronautique (CATIA). Grâce à eux, il peut concevoir des courbes impossibles et les faire construire avec une précision millimétrique.
Le titane, matériau léger et auto-patiné, devient sa signature. Il reflète le ciel, change de couleur selon la lumière, fait vivre le bâtiment à chaque instant de la journée.
Gehry ne dessine presque plus à la main. Il sculpte dans l’espace numérique comme d’autres sculptent l’argile.
Un style immédiatement reconnaissable
Il suffit de voir une photo pour savoir que c’est du Gehry : les courbes généreuses, le métal qui ondule, le refus de la ligne droite, l’impression que le bâtiment va se mettre en mouvement. Il a réussi l’exploit rare de créer une signature aussi forte que celle d’un peintre.
Certains l’ont accusé d’esthétisme gratuit. Lui répondait qu’il voulait simplement faire des bâtiments qui rendent les gens heureux.
« L’architecture devrait parler de son temps et de son lieu, mais aspirer à l’intemporalité. »
Frank Gehry
L’héritage : qu’allons-nous retenir ?
Au-delà des bâtiments, Gehry laisse une leçon : oser. Oser quand tout le monde dit que c’est impossible. Oser quand les ingénieurs froncent les sourcils. Oser quand les budgets explosent.
Il a montré qu’un bâtiment peut changer une ville, redonner espoir à une population, attirer des millions de visiteurs. Il a prouvé que l’architecture pouvait être populaire sans être populiste.
Aujourd’hui, des milliers d’étudiants en architecture du monde entier rêvent de « faire du Gehry ». Beaucoup copieront la forme. Peu comprendront que derrière les courbes se cache une réflexion profonde sur la liberté, le mouvement, la lumière.
Frank Gehry est parti, mais ses bâtiments continuent de danser sous le soleil. Et tant qu’ils danseront, il sera là.
Repose en paix, génie rebelle.









