Quand un bâtiment semble danser, onduler ou défier toutes les lois de la physique, il y a de fortes chances qu’il porte la signature de Frank Gehry. L’architecte américano-canadien, disparu vendredi à l’âge de 96 ans, a littéralement réinventé la manière dont on pense l’espace. Ses courbes folles, ses matériaux bruts et ses audaces formelles ont fait de lui le chef de file du déconstructivisme et une icône mondiale.
Avant de devenir la star que l’on sait, Gehry a d’abord expérimenté… sur sa propre maison. C’est là que tout a commencé.
Cinq œuvres qui ont changé la face de l’architecture
Gehry House, Santa Monica (1978) – L’acte fondateur
Imaginez un paisible bungalow hollandais des années 1920, bien sage dans son quartier résidentiel de Santa Monica. Et puis, un jour, son propriétaire décide de l’envelopper d’une coque complètement folle : cubes de verre penchés, tôles ondulées, grillages métalliques, contreplaqué brut. Ce propriétaire, c’était Frank Gehry lui-même.
En 1978, il transforme sa résidence en laboratoire grandeur nature. Il laisse volontairement visible l’ancienne maison à l’intérieur de la nouvelle, comme une déclaration : l’architecture peut être un collage, un dialogue entre l’ancien et le radicalement neuf. Le résultat choque, fascine, divise. Les voisins parlent même de « cage à lapins géante ».
Pendant près de quarante ans, Frank et Berta Gehry y vivront. La maison deviendra un lieu de pèlerinage pour les étudiants en architecture du monde entier. En 2019 seulement, le couple la quittera pour une nouvelle demeure, preuve que même à 90 ans passés, Gehry continuait d’expérimenter.
« Je voulais que les matériaux parlent d’eux-mêmes, sans maquillage. »
Frank Gehry
Loyola Law School, Los Angeles (1984) – La première grande commande
Après la Gehry House, les commandes affluent. La plus importante arrive entre 1980 et 1984 : la faculté de droit de l’université Loyola à Los Angeles. Pour la première fois, Gehry dispose d’un terrain vaste et d’un budget conséquent.
Il en profite pour pousser encore plus loin ses idées. Couleurs primaires criardes, colonnes antiques démesurées mais détachées des bâtiments, escalier monumental jaune vif jaillissant de la façade… Tout est là pour provoquer. Les salles de classe deviennent des pavillons autonomes aux formes géométriques brutes. Le campus s’organise autour de jardins comme une petite cité idéale, mais délibérément désaxée.
Gehry joue avec les symboles du pouvoir judiciaire – colonnes, temples – tout en les subvertissant. Le message est clair : la loi doit être solide, mais elle peut aussi être réinterprétée, déplacée, questionnée.
La Maison dansante, Prague (1996) – Ginger et Fred au bord de la Vltava
Après la chute du communisme, Prague cherche à se réinventer. Sur un terrain vague créé par un bombardement de 1945, l’ancien président Václav Havel rêve d’un centre culturel. Le projet échoue, une banque néerlandaise rachète le terrain… et propose à Gehry de concevoir des bureaux.
Avec l’architecte local Vlado Milunić, Gehry imagine alors quelque chose d’inouï sur seulement 491 mètres carrés : deux tours qui s’enlacent comme un couple de danseurs. L’une, toute en courbes de verre, semble littéralement se jeter dans les bras de l’autre, massive et couronnée d’un dôme métallique en forme de méduse.
Les architectes la baptisent Ginger et Fred en hommage à Ginger Rogers et Fred Astaire. À son inauguration en 1996, une partie des Pragois hurle au sacrilège dans la ville aux cent clochers. Vingt-cinq ans plus tard, la Maison dansante est l’un des monuments les plus photographiés de la capitale tchèque.
Fun fact : Le budget était quasiment illimité. Gehry et Milunić en ont profité pour faire ce qu’ils voulaient, sans aucune contrainte urbaine classique. Résultat : un bâtiment qui semble littéralement en mouvement.
Guggenheim Bilbao (1997) – L’effet Bilbao
Si un seul bâtiment devait résumer le génie de Frank Gehry, ce serait celui-ci. Posé au bord de la rivière Nervión, dans une ville industrielle en déclin, le musée Guggenheim de Bilbao ressemble à un vaisseau spatial échoué ou à une fleur métallique géante.
Ses 33 000 plaques de titane ultra-fines captent la lumière et changent de couleur du rose doré au bleu acier selon l’heure et la météo. Pour concevoir ces courbes impossibles, Gehry utilise pour la première fois un logiciel développé pour l’aéronautique (CATIA). Même des alpinistes sont nécessaires pour poser les plaques sur les formes les plus extrêmes.
À son ouverture en 1997, l’effet est immédiat : plus d’un million de visiteurs la première année. Bilbao, ancienne cité sidérurgique sinistrée, devient en quelques mois une destination culturelle majeure. On parlera dès lors de « l’effet Bilbao » pour désigner la régénération urbaine par la culture et l’architecture spectaculaire.
Le musée a littéralement sauvé et réinventé une région entière. Gehry, lui, entre définitivement dans la légende.
Fondation Louis Vuitton, Paris (2014) – Le vaisseau de verre dans le Bois de Boulogne
Quand Bernard Arnault commande à Gehry un musée pour sa collection d’art contemporain, l’architecte alors âgé de 85 ans signe l’un de ses projets les plus poétiques. Douze immenses voiles de verre, baptisées « la Verrière », enveloppent onze blocs de béton fibré blanc ultra-lisse surnommés « l’Iceberg ».
L’ensemble ressemble à un nuage, à un voilier toutes voiles dehors ou à un vaisseau spatial prêt à décoller au milieu du Jardin d’Acclimatation. Chaque panneau de verre est unique, courbé sur mesure. Un système sophistiqué récupère les eaux de pluie. Gehry insiste : c’est aussi un bâtiment écologique.
L’inspiration ? Le Palmarium, serre exotique disparue qui se dressait au même endroit à la Belle Époque. Gehry rend ainsi hommage à l’histoire du lieu tout en projetant Paris dans le XXIe siècle.
Depuis son ouverture en 2014, la Fondation Louis Vuitton est devenue l’un des musées les plus visités de France et un symbole de l’audace architecturale française contemporaine.
| Œuvre | Année | Lieu | Matériaux emblématiques |
|---|---|---|---|
| Gehry House | 1978 | Santa Monica | Tôle ondulée, grillage, contreplaqué |
| Loyola Law School | 1984 | Los Angeles | Béton coloré, colonnes antiques |
| Maison dansante | 1996 | Prague | Verre courbe, béton, dôme métallique |
| Guggenheim Bilbao | 1997 | Bilbao | Titane, calcaire, verre |
| Fondation Louis Vuitton | 2014 | Paris | Verre courbé, béton fibré |
Frank Gehry n’a jamais cessé de travailler. Au moment de son décès, il supervisait encore la construction d’une nouvelle fondation Guggenheim à Abou Dhabii, voisine du Louvre de Jean Nouvel. Preuve que, jusqu’au bout, l’homme aux courbes folles a refusé de ranger ses crayons.
Au-delà des bâtiments, c’est une certaine idée de la liberté qu’il laisse derrière lui : celle d’oser, de tordre les matériaux, de faire danser le béton et scintiller le titane. L’architecture contemporaine ne sera plus jamais la même.









