Dans les denses forêts du Nord de l’Inde, les femmes des villages environnants avaient l’habitude de trouver un havre de paix, loin du regard des hommes et du poids des traditions. Chanter, discuter de sujets tabous, parfois boire ou fumer en toute liberté. Mais cet espace d’expression est aujourd’hui menacé par un ennemi inattendu : les technologies de surveillance de la faune.
Quand les outils de protection des animaux se retournent contre les femmes
Pièges photographiques, drones, enregistreurs audio… Ces dispositifs déployés pour suivre tigres, éléphants et autres animaux sauvages sont détournés de leur objectif initial. Des gardes forestiers et des hommes des villages les utilisent pour espionner, intimider, voire humilier publiquement les femmes qui pensaient trouver refuge en forêt.
D’après l’étude menée par Trishant Simlai de l’Université de Cambridge auprès de 270 villageoises, les exemples de harcèlement sont nombreux et choquants :
- Diffusion sur les réseaux sociaux d’une photo volée d’une femme atteinte d’autisme en train d’uriner dans la forêt
- Survols “délibérés” de drones au dessus des têtes pour forcer des femmes à écourter leur cueillette de bois
- Transmission à la police d’images de couples en pleine “romance” captées par des pièges photographiques
Face à cette surveillance intrusive, beaucoup de femmes modifient leur comportement par peur d’être filmées ou photographiées à leur insu. Elles chantent moins, signe pourtant utile pour signaler leur présence aux animaux. D’autres s’aventurent plus loin dans des zones reculées, s’exposant à de plus grands dangers comme les attaques de tigres.
De fait, comme l’explique l’une des femmes dans l’étude, ces dispositifs inhibent leurs comportements devant ces appareils, “de peur que nous soyons photographiées ou enregistrées de mauvaise façon”.
Humiliation, révolte et conséquences tragiques
Le pire exemple rapporté est celui d’une femme autiste appartenant à une caste inférieure. Des gardes forestiers ont diffusé sur les réseaux sociaux une photo d’elle en train de se soulager, captée par un piège photographique, dans le but de l’humilier. Révoltés, les hommes de son village ont alors détruit et brûlé tous les pièges qu’ils pouvaient trouver.
Une autre femme, qui expliquait que sa peur des caméras l’amenait à s’enfoncer toujours plus loin dans la forêt, a fini par être tuée par un tigre cette année. Un prix tragique à payer pour échapper à l’œil envahissant de ces technologies.
Impliquer les communautés pour concilier conservation et respect des femmes
Si ces dispositifs jouent un rôle essentiel pour la protection des espèces menacées, Trishant Simlai insiste sur l’importance d’informer et d’impliquer les populations locales dans leur utilisation. Rosaleen Duffy, spécialiste en écologie à l’Université de Sheffield, déplore quant à elle l’absence de prise en compte des contextes sociaux dans lesquels ces technologies sont déployées :
“Ce qui me surprend est que les écologistes imaginent que les technologies puissent être introduites dans un vide social, politique et économique.”
Rosaleen Duffy, spécialiste en écologie, Université de Sheffield
Pour elle, des règles claires sur ce qu’il est permis ou non de faire avec ces outils, assorties de sanctions en cas de mauvais usage, sont indispensables.
L’étude révèle ainsi une conséquence inattendue de technologies pourtant déployées dans un but de protection. Elle montre à quel point il est crucial de prendre en compte les impacts humains dans les stratégies de conservation de la nature. Pour que les forêts indiennes redeviennent un espace de liberté pour les femmes, sans que cela se fasse au détriment des animaux qui les peuplent.