Imaginez la scène : une salle austère de la cour d’appel de Paris, robes noires, dossiers épais, et au centre, une jeune femme d’une trentaine d’années qui risque de tout perdre. Halima Ben Ali, fille cadette de l’ancien président tunisien déchu, vient d’être interpellée à l’aéroport. Destination supposée : Dubaï. Destination réelle : une possible extradition vers Tunis, là où on l’accuse de crimes financiers passibles de vingt ans de prison. Mercredi dernier, la première audience a révélé un débat aussi technique que passionné : simple affaire de blanchiment ou vengeance politique déguisée ?
Un échange qui en dit long sur les doutes de la justice française
Dès l’ouverture, le ton est donné. L’avocat général, représentant le parquet, propose d’écrire aux autorités tunisiennes pour obtenir des garanties : « Il faut s’assurer que ces poursuites relèvent uniquement du droit commun et qu’il n’y a aucune politisation. »
Le président de la chambre, manifestement sceptique, sourit franchement.
« Voilà qui me fait sourire, je parlerais même d’une certaine fraîcheur. Si la Tunisie nous répond que ce n’est pas politique, quelles conclusions tirerez-vous ? »
Le président de la chambre de l’instruction
Dans la salle, l’ironie est palpable. Demander à l’État qui poursuit s’il poursuit pour des raisons politiques, c’est un peu comme demander au loup s’il veut vraiment manger l’agneau. L’avocat général insiste pourtant : des garanties écrites, des assurances solides. Le magistrat conclut sobrement : « Ce dossier ne fait que commencer. » Prochaine audience fixée au 10 décembre.
De quoi est exactement accusée Halima Ben Ali ?
Les faits reprochés sont lourds. Blanchiment de capitaux, corruption, détournement de fonds publics… Des infractions qui auraient été commises alors que son père régnait en maître absolu sur la Tunisie. Les enquêteurs tunisiens estiment que l’argent détourné provient directement de l’exercice du pouvoir présidentiel. Peine maximale encourue : vingt ans de réclusion.
Mais un point crucial divise déjà les débats : la prescription. Certains faits datent de plus de quinze ans. Or, en droit français comme en droit tunisien, le temps peut éteindre l’action publique. L’avocat général a donc demandé des précisions complémentaires à Tunis sur ce point précis.
« Renvoyer ma cliente, c’est une condamnation à mort »
Me Samia Maktouf, avocate de Halima Ben Ali, n’y va pas par quatre chemins. Pour elle, extrader sa cliente équivaut à l’envoyer au supplice.
« Si on a envie d’être dupes, on peut croire que la Tunisie va la juger comme une princesse. On nous dit qu’en cas de torture, elle pourra toujours porter plainte… »
Me Samia Maktouf, ironique
L’argument est sérieux. Depuis l’arrivée au pouvoir de Kaïs Saïed et surtout depuis le coup de force du 25 juillet 2021, les organisations de défense des droits humains tirent la sonnette d’alarme. Arrestations arbitraires, juges menacés, avocats emprisonnés… Le cas récent d’Ahmed Souab, avocat respecté condamné à cinq ans de prison ferme pour avoir critiqué le système judiciaire, illustre parfaitement le climat actuel.
Plus de deux mille personnes ont d’ailleurs défilé récemment dans les rues de Tunis pour dénoncer la dérive autoritaire. Dans ce contexte, la défense martèle : aucun procès équitable n’est possible pour une personne portant le nom Ben Ali.
Elle avait 17 ans quand la révolution a éclaté
C’est peut-être l’argument le plus humain de la défense. Halima Ben Ali a quitté la Tunisie le 14 janvier 2011, au milieu du chaos de la révolution. Elle était mineure. Dix-sept ans. Elle n’a jamais occupé de fonction publique, jamais signé le moindre contrat douteux de ses propres mains.
« Ma cliente n’a jamais commis ni crime ni délit, répète Me Maktouf. On veut se venger du père à travers la fille. »
Difficile de ne pas penser aux enfants de Saddam Hussein ou de Mouammar Kadhafi, traqués bien après la chute de leurs pères. L’histoire est remplie de ces règlements de comptes familiaux présentés comme des actes de justice.
Le précédent Belhassen Trabelsi et les leçons du passé
La justice française n’est pas naïve. Elle se souvient du frère de Leïla Trabelsi, Belhassen, extradé vers la Tunisie en 2022. À l’époque déjà, les mêmes débats avaient eu lieu. Les mêmes promesses diplomatiques avaient été brandies. Résultat ? L’homme croupit toujours en prison dans des conditions dénoncées par plusieurs ONG.
Aujourd’hui, la cour semble vouloir éviter de répéter l’erreur. D’où cette demande de garanties renforcées et cette ironie à peine voilée du président de la chambre.
La Tunisie de 2025 : entre révolution inachevée et dérive autoritaire
Quatorze ans après le soulèvement populaire qui a fait tomber Ben Ali, la Tunisie vacille. La révolution du jasmin avait promis dignité, liberté et justice. Force est de constater que la justice transitionnelle piétine. Des milliers de dossiers de corruption dorment dans les tribunaux. Beaucoup y voient une instrumentalisation politique sélective.
Dans ce paysage, la traque des membres de l’ancienne famille présidentielle apparaît à certains comme le dernier symbole d’une révolution qui n’a pas su aller jusqu’au bout. À d’autres, elle ressemble surtout à une chasse aux sorcières pratique pour détourner l’attention des difficultés économiques actuelles.
Que va décider la cour d’appel de Paris le 10 décembre ?
Trois scénarios se dessinent.
- L’extradition pure et simple, si les garanties tunisiennes sont jugées suffisantes.
- Un refus catégorique, au nom du risque de traitement inhumain ou dégradant (article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme).
- Une décision intermédiaire : extradition partielle, uniquement pour les faits non prescrits et avec conditions strictes de détention.
Quelle que soit l’issue, cette affaire dépasse largement le cas personnel d’une jeune femme née dans l’or et la peur. Elle interroge la capacité des démocraties à protéger ceux qui, même coupables par association, restent des individus.
Le 10 décembre, la cour d’appel de Paris devra trancher entre realpolitik et principes. Entre la realpolitik qui pousse à maintenir de bonnes relations avec Tunis et les principes qui ont fait la grandeur du droit d’asile français. Une chose est sûre : l’audience promet d’être aussi tendue que la première. Et le monde regardera.
Parce qu’au-delà des millions détournés et des années de dictature, il reste une question simple et terrible : peut-on juger équitablement les enfants des tyrans dans le pays qui a souffert de leurs parents ? La réponse, quel que soit le verdict, marquera durablement les relations franco-tunisiennes… et la mémoire collective des deux peuples.









