Imaginez une jeune fille de dix ans, tenue par des mains fermes, criant de douleur tandis qu’une lame rudimentaire transforme à jamais son corps. Cette scène, loin d’être un cauchemar isolé, reste une réalité pour de nombreuses adolescentes dans les zones rurales du Kenya. Malgré une loi claire interdisant ces actes depuis plus de dix ans, la pratique persiste, enracinée dans des traditions que certains refusent d’abandonner.
Une Pratique Tenace Dans les Villages Massaï
Dans le sud du Kenya, au cœur du comté de Narok, les communautés massaï continuent de perpétuer ce que beaucoup considèrent comme un rite de passage essentiel. Les femmes, lorsqu’elles entendent un ancien affirmer que ces actes ont presque disparu, ne peuvent retenir un rire teinté d’amertume. Elles savent mieux que quiconque ce qui se passe derrière les portes des cases isolées.
À quelques heures seulement de la capitale animée de Nairobi, des villages reculés, accessibles uniquement par des pistes poussiéreuses, abritent encore cette réalité sombre. Selon des professionnels de santé locaux, près de 80 % des jeunes filles subissent encore ces interventions. Une infirmière travaillant sur place exprime son désespoir face à cette persistance.
Lors d’une réunion communautaire dans le village d’Entasekera, la tension est palpable. Une femme s’écrie avec force : pourquoi prétendre que tout a changé alors que des adolescentes arrivent encore à l’hôpital en urgence ? Les autres femmes approuvent bruyamment, tandis que les hommes restent impassibles.
Des Hommes Divisés Entre Tradition et Réalité
Moses Letuati, un homme de cinquante ans enveloppé dans la couverture rouge traditionnelle, assure que la culture a évolué et que ces pratiques appartiennent au passé. Pourtant, interrogé plus profondément, il avoue que l’une de ses propres filles a subi cette intervention. Cette contradiction illustre parfaitement le fossé entre les discours publics et les actes privés.
Cette dualité n’est pas rare. Même des figures d’autorité, comme un policier local, admettent avoir fait exciser leurs filles pour éviter des conflits familiaux. Raphael Maroa, officier dans la région, reconnaît les difficultés à appliquer la loi. Les interventions se font désormais plus discrètes, parfois même de l’autre côté de la frontière, en Tanzanie voisine.
Il pointe également le manque d’éducation comme un frein majeur. Dans le comté de Narok, près de la moitié de la population est analphabète. Cette réalité rend la sensibilisation plus complexe et renforce l’emprise des traditions sur les esprits.
« Quand un policier arrive et surprend quelqu’un en train de pratiquer ces mutilations, il suffit parfois de lui donner quelque chose pour pouvoir continuer. »
Cette accusation de corruption, lancée par un activiste local, souligne les obstacles supplémentaires qui entravent la lutte. Bien que rejetée par les forces de l’ordre, elle reflète une méfiance profonde envers les institutions.
Les Conséquences Physiques et Psychologiques
Martha, aujourd’hui âgée de 18 ans, se souvient encore vividly de ses dix ans. Deux femmes l’ont tenue pendant l’intervention, chez elle. Elle criait, se débattait, mais rien n’y faisait. Il lui a fallu un mois entier pour cicatriser. Sa mère et sa sœur lui ont expliqué que la décision venait de son père.
Peu après, on l’a forcée à épouser un homme de 25 ans. Elle s’est enfuie et a trouvé refuge dans un centre sécurisé. Là, des caméras surveillent les lieux et les résidentes disposent de boîtiers d’alerte pour se protéger de leurs propres familles.
Les complications ne s’arrêtent pas à la douleur immédiate. Une infirmière du centre de santé d’Entasekera décrit ces actes comme monstrueux. Saignements abondants, infections graves, fistules obstétricales : les conséquences peuvent être dévastatrices, surtout lors des accouchements futurs.
La plupart des interventions sont encore réalisées par des femmes âgées, avec des lames non stérilisées. Cette absence d’hygiène aggrave les risques. Même en milieu urbain, la pratique évolue vers une forme médicalisée, ce qui la rend plus difficile à détecter et à poursuivre.
Un Refuge Pour les Survivantes
Patrick Ngigi dirige une organisation qui a secouru près de 3 000 jeunes filles depuis 1997. Son refuge, soutenu par des agences internationales, offre non seulement une protection physique, mais aussi une chance de reconstruire une vie. Les résidentes y poursuivent des études, comme Cecilia Nairuko qui vient de recevoir son diplôme de psychologie.
À 24 ans, Cecilia rayonne lors de la cérémonie. Elle a fui à 15 ans pour échapper à l’excision et à un mariage arrangé. Sa réussite symbolise l’espoir que porte ce lieu. Pourtant, le chemin reste semé d’embûches. Patrick Ngigi avoue avoir de nombreux ennemis au sein des communautés.
Des menaces, des malédictions : les activistes paient cher leur engagement. Mais pour lui, la solution passe avant tout par le dialogue. Il refuse la confrontation directe et privilégie la discussion pour faire évoluer les mentalités.
Lors d’une récente réunion villageoise, plusieurs femmes l’ont approché discrètement. Elles lui ont confié six jeunes filles en danger imminent. Ces demandes silencieuses montrent que le changement vient aussi de l’intérieur des communautés.
Une Histoire Plus Ancienne Que l’Indépendance
Cette pratique ne date pas d’hier. Déjà sous la colonisation britannique, des tentatives d’éradication avaient été menées, souvent avec maladresse et mépris culturel. Depuis l’indépendance, ce sont des organisations locales et internationales qui portent le flambeau.
Parmi les communautés concernées, les Massaï ne sont pas seuls. Dans le nord-est du pays, certaines populations d’origine somalienne affichent encore des taux supérieurs à 90 %. La pression sociale pour marier les filles non excisées reste extrêmement forte.
Pour les Massaï, cette intervention est vue comme une condition sine qua non au mariage. Une fille non mutilée risque le rejet social, la stigmatisation. Cette vision rend le changement particulièrement lent, car il touche à l’identité même du groupe.
Des Progrès Nationaux, Mais Fragiles
Au niveau national, les chiffres montrent une évolution positive. Entre 1998 et 2022, la proportion d’adolescentes concernées est passée de 29 % à 9 %. Une baisse significative qui témoigne des efforts déployés au fil des décennies.
Cependant, dans des régions comme Narok, les statistiques officielles sous-estiment souvent la réalité. Beaucoup de cas ne sont jamais déclarés. Les familles préfèrent le silence à la honte ou aux poursuites judiciaires.
Les Massaï figurent parmi les populations les plus pauvres du pays. La perte progressive de leurs terres, d’abord au profit des colons, puis du tourisme, a renforcé leur méfiance envers l’extérieur. Toute tentative de changement est parfois perçue comme une nouvelle agression culturelle.
Les Femmes, Actrices du Changement
Pourtant, ce sont souvent les femmes elles-mêmes qui portent la voix du changement. Lors des rassemblements, elles osent interpeller les anciens. Leur rire amer cache une détermination farouche. Elles connaissent le prix payé par leurs filles, leurs sœurs, elles-mêmes parfois.
Cecilia, malgré son diplôme et son sourire radieux, porte encore la blessure du rejet familial. Son père et trois de ses frères ne lui pardonnent pas d’avoir refusé la tradition. Cette fracture familiale illustre le coût personnel immense de la résistance.
Mais des histoires comme la sienne se multiplient. Les refuges, les centres de santé, les programmes éducatifs offrent des alternatives. Petit à petit, des voix s’élèvent pour proposer d’autres rites de passage, respectueux du corps et de la dignité.
Le chemin reste long. La corruption, le manque d’éducation, la pauvreté, les pressions sociales : autant d’obstacles qui ralentissent la marche vers l’abandon définitif. Mais chaque fille sauvée, chaque diplôme obtenu, chaque discussion ouverte représente une victoire.
Dans ces villages poussiéreux du Kenya rural, un combat silencieux mais acharné se poursuit. Des femmes, des activistes, des soignants refusent de baisser les bras. Car derrière chaque statistique se cache une vie brisée, mais aussi l’espoir d’un avenir différent.
Le combat contre l’excision n’est pas seulement une question de loi. C’est une lutte pour la dignité humaine, pour le droit des filles à disposer de leur corps, pour une culture qui évolue sans renier ses racines mais en rejetant la souffrance inutile.
Les progrès nationaux sont encourageants, mais ils masquent des disparités régionales profondes. Tant que des villages entiers continueront de fermer les yeux, le travail devra se poursuivre, patient, déterminé, humain.
Car au final, ce n’est pas seulement une tradition qu’il faut changer. C’est un système entier de croyances, de pouvoirs, de peurs qui doit être déconstruit, pierre par pierre, conversation après conversation.
Et dans cette reconstruction, les voix des femmes massaï, souvent les plus touchées, sont aussi les plus puissantes. Elles portent l’espoir que, un jour, le rire amer laissera place à un rire franc, celui de la liberté retrouvée.









