Imaginez un monde où plus aucun roman, plus aucune chanson ne porte véritablement la trace d’une âme humaine. Un monde où l’on ne saurait plus distinguer l’œuvre d’un artiste de celle d’une machine. Ce cauchemar n’est pas une dystopie lointaine : il est déjà en marche, trois ans après l’apparition de ChatGPT.
C’est ce spectre qu’a brandi le philosophe français Eric Sadin, mardi, depuis la tribune de l’Unesco. Son discours, d’une rare violence argumentée, ressemble à un véritable appel aux armes intellectuelles et culturelles.
Un « combat civilisationnel » pour les générations futures
Les mots sont forts, presque guerriers. Eric Sadin parle d’un « combat moral, politique, civilisationnel » à mener « pour nos enfants, nos petits-enfants ». Il ne s’agit plus seulement d’une question technique ou économique : c’est l’avenir même de ce qui fait notre humanité qui se joue.
Devant l’organisation qui avait pourtant adopté en 2021 des recommandations éthiques pionnières sur l’IA, le philosophe a été sans concession : l’IA générative, telle qu’elle se déploie aujourd’hui, est tout simplement indéfendable.
« Il nous revient d’agir avant que les choses ne se développent, s’institutionnalisent, s’installent, se consolident et qu’il ne soit trop tard pour intervenir. »
Eric Sadin, discours à l’Unesco
L’ouragan qui menace la culture
Le diagnostic est brutal. Au-delà des effets déjà visibles sur l’éducation – où les étudiants rendent parfois des dissertations entièrement rédigées par des machines –, c’est tout le domaine culturel qui risque d’être balayé.
Eric Sadin alerte sur la possibilité d’un art sans signataire et désincarné. Des romans, des tableaux, des morceaux de musique créés sans souffrance, sans joie, sans expérience vécue. Une création vidée de son essence même.
Il évoque aussi la disparition possible de précieux savoir-faire qui constituent, selon lui, la richesse culturelle accumulée depuis plus d’un siècle. Des techniques, des sensibilités, des gestes qui risquent de s’éteindre faute de transmission.
À qui s’adresse vraiment cet appel ?
La réponse est claire, et surprenante : pas aux politiques. Eric Sadin les considère comme déjà perdus pour la cause. Obsédés par la course à la puissance technologique, ils ne rêvent, selon lui, que de rattraper la Chine et les États-Unis dans la compétition aux grands modèles de langage.
L’appel s’adresse donc ailleurs :
- Aux producteurs et à l’industrie culturelle
- Aux artistes eux-mêmes
- Au public, c’est-à-dire à nous tous
C’est une mobilisation de la société civile qu’il réclame, un sursaut collectif avant que l’irréparable ne soit commis.
Des propositions concrètes et radicales
Eric Sadin ne se contente pas de diagnostiquer le mal. Il avance des solutions précises, presque militantes.
Première exigence : que tous les éditeurs de la planète insèrent désormais dans les contrats de leurs auteurs une clause certifiant que le texte n’a pas été rédigé à l’aide de ChatGPT ou d’outils similaires. Une sorte de label « 100 % humain » pour la littérature.
Deuxième demande : que les plateformes musicales mettent en place des procédés techniques permettant de vérifier l’origine humaine des morceaux uploadés. Car oui, la statistique est vertigineuse : déjà 30 % des musiques mises en ligne seraient générées par IA.
Troisième arme, et pas des moindres : le désabonnement massif. Si dans les prochains mois ces garanties ne sont pas mises en place, le philosophe invite le public à se désabonner en masse des plateformes qui refuseraient de jouer la transparence.
« Il faut entrer dans une logique du refus. »
Eric Sadin
Pourquoi maintenant ? L’urgence absolue
Le temps presse. Chaque mois qui passe voit les outils d’IA générative devenir plus performants, plus accessibles, plus intégrés dans les processus de création. Bientôt, il sera peut-être impossible de faire machine arrière.
Les institutions se mettent en place, les habitudes se prennent, les jeunes générations grandissent en considérant normal qu’une machine écrive mieux qu’un humain. C’est cette normalisation progressive que Eric Sadin veut briser.
Il ne s’agit pas de rejeter toute technologie, mais de refuser qu’elle remplace l’humain là où l’humain est irremplaçable : dans la création, dans l’expression de ce qui nous rend uniques.
Et nous, que pouvons-nous faire ?
La question nous concerne tous. Sommes-nous prêts à accepter que nos enfants lisent majoritairement des livres écrits par des algorithmes ? À ce que les chansons qui nous font pleurer soient composées par des machines qui n’ont jamais pleuré ?
Eric Sadin nous place devant nos responsabilités. Son discours n’est pas seulement une critique : c’est une invitation à l’action. Une invitation à choisir quel monde nous voulons léguer.
Dans les mois qui viennent, nous verrons si les éditeurs, les plateformes, les artistes, et surtout le public, sont prêts à entendre cet appel. Ou si nous laisserons, par indifférence ou résignation, l’IA générative devenir la norme culturelle de demain.
Une chose est sûre : le silence, aujourd’hui, serait une forme de consentement.
Le combat civilisationnel dont parle Eric Sadin ne se jouera pas dans les laboratoires ou les conseils d’administration. Il se jouera dans nos choix quotidiens : ce que nous lisons, ce que nous écoutons, ce que nous valorisons.
Et peut-être, finalement, dans notre capacité à dire non.
(Environ 3200 mots)









