Imaginez une jeune femme qui coud douze heures par jour pour gagner moins de trois euros. Imaginez qu’elle soit menacée, insultée, voire frappée si elle ose parler de syndicat. Ce n’est pas un cauchemar d’un autre siècle : c’est la réalité quotidienne de millions d’ouvriers du textile au Bangladesh, en Inde, au Pakistan et au Sri Lanka.
Ce jeudi, une ONG internationale de défense des droits humains tire la sonnette d’alarme avec deux rapports accablants. Elle interpelle directement les grandes marques mondiales de mode et les gouvernements asiatiques : il est temps de passer des discours aux actes concrets pour garantir des conditions de travail dignes.
Un système bâti sur l’exploitation
Dans ces quatre pays, l’industrie de l’habillement représente parfois jusqu’à 40 % des emplois manufacturiers. Pourtant, ceux qui fabriquent nos jeans, nos t-shirts et nos robes vivent dans une précarité extrême.
Les salaires restent volontairement bas pour rester compétitifs. Les gouvernements, craignant de voir les commandes partir ailleurs, ferment les yeux – voire participent activement – à la répression syndicale. Le résultat ? Un cercle vicieux où l’exploitation devient la norme.
Des violations quotidiennes de la liberté syndicale
Près de 90 entretiens menés dans vingt usines dessinent un tableau terrifiant. Les travailleurs qui tentent de s’organiser se heurtent à un mur de violence et d’intimidation.
Liste non exhaustive des pratiques recensées :
- Menaces de licenciement dès la moindre discussion sur un syndicat
- Harcèlement physique et verbal par les superviseurs
- Listes noires circulant entre usines pour empêcher toute réembauche
- Surveillance accrue des ouvriers soupçonnés d’activité syndicale
- Refus systématique d’enregistrer les syndicats légalement constitués
Ces actes ne sont pas isolés : ils forment un système organisé pour maintenir les salaires au plus bas et les voix réduites au silence.
« À bien des égards, l’industrie de la mode est un modèle basé sur l’exploitation de la main-d’œuvre à bas coûts »
Dominique Muller, chercheuse spécialisée dans le textile
Contrats précaires, vies suspendues
La majorité des ouvriers signent des contrats journaliers ou à durée déterminée très courte. Aucun droit à la sécurité sociale, aucune protection en cas d’accident, aucune garantie d’emploi le mois suivant.
Ce statut précaire rend toute contestation impossible. Accepter des heures supplémentaires non payées devient la règle. Refuser équivaut souvent à perdre son poste du jour au lendemain.
Les femmes, qui représentent 70 à 80 % des effectifs selon les pays, sont particulièrement vulnérables. Elles cumulent souvent la charge familiale et les horaires écrasants, sans aucune possibilité de négocier.
Les marques savent-elles vraiment ?
Vingt-et-une grandes enseignes internationales ont reçu un questionnaire détaillé sur leurs politiques de respect des droits humains. La réponse est édifiante : très peu sont capables de prouver que leurs engagements se traduisent en actes concrets sur le terrain.
Beaux discours dans les rapports RSE, oui. Audits sérieux et indépendants dans les usines, beaucoup moins. Mesures incitatives pour récompenser les fournisseurs respectueux des droits syndicaux ? Quasi inexistantes.
Ce que demandent concrètement les défenseurs des droits humains :
- Adopter une politique d’achat qui privilégie les usines respectant la liberté syndicale
- Mettre en place des mécanismes de plainte anonymes et réellement protégés
- Publier la liste complète des fournisseurs avec les salaires pratiqués
- Participer financièrement à l’augmentation des salaires décents
Un timing particulièrement inquiétant
Ces rapports tombent au pire moment pour les défenseurs du devoir de vigilance. En Europe, le texte ambitieux qui devait obliger les grandes entreprises à surveiller réellement leurs chaînes d’approvisionnement vient d’être largement démantelé.
Moins d’entreprises concernées. Moins d’obligations sociales. Moins de sanctions en cas de manquement. Le signal envoyé aux marques est clair : continuer comme avant ne coûtera presque rien.
Pendant ce temps, dans les ateliers surchauffés d’Asie du Sud, des millions de personnes continuent de payer le prix fort pour nos vêtements à bas prix.
Et nous, que peut-on faire ?
La responsabilité n’est pas seulement du côté des marques. Chaque achat entretient le système. Poser la question de la traçabilité, privilégier les labels indépendants, soutenir les pétitions pour un salaire vital : chaque geste compte.
Car derrière chaque étiquette « made in Bangladesh » ou « made in India », il y a des visages, des familles, des espoirs brisés ou à construire.
Aujourd’hui, l’appel est lancé. Demain, il sera peut-être trop tard pour changer un modèle qui broie des vies au nom de la mode jetable.
La question n’est plus de savoir si nous pouvons continuer ainsi. Elle est de savoir combien de temps encore nous accepterons de fermer les yeux.









