Imaginez un monde où les mécanismes censés protéger la dignité humaine vacillent, où les institutions qui veillent sur nos libertés fondamentales manquent d’oxygène financier et politique. Ce n’est pas une dystopie lointaine. C’est le constat brutal dressé cette semaine par le Haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme.
Un cri d’alarme rarement aussi direct
Lors du Forum des Nations Unies sur les entreprises et les droits de l’homme à Genève, Volker Türk n’a pas mâché ses mots. Il a décrit l’ensemble de l’écosystème des droits humains comme étant « en mode survie ». Une expression forte, presque militaire presque, qui traduit l’urgence d’une situation devenue critique.
Derrière cette formule choc se cache une réalité chiffrée implacable : le Haut-commissariat qu’il dirige tourne avec des moyens dramatiquement insuffisants. Et il est, selon ses propres termes, « sur les genoux ».
Une crise financière qui frappe de plein fouet
Le problème n’est pas nouveau. Le travail des Nations Unies en matière de droits humains souffre depuis longtemps d’un sous-financement chronique. Mais la situation actuelle atteint des sommets inquiétants.
Pour 2025, seulement 73 % des contributions prévues par les États membres ont été reçues. Cela laisse un déficit immédiat de 67 millions de dollars. Un trou béant auquel s’ajoutent des dizaines de millions de dollars de versements gelés par le premier contributeur historique : les États-Unis.
Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche en janvier, Washington a suspendu ses paiements à plusieurs agences onusiennes. Une décision qui, combinée aux difficultés budgétaires globales de l’ONU, place le Haut-commissariat dans une position extrêmement précaire.
« C’est l’écosystème tout entier des droits de l’homme qui est en mode survie »
Volker Türk, Haut-commissaire aux droits de l’homme
Quand la politique intérieure américaine fragilise le système mondial
Il est difficile de ne pas voir le lien direct entre les choix politiques américains et cette crise. La nouvelle administration Trump a fait du retrait partiel des financements onusiens l’une de ses premières mesures phares, reprenant une stratégie déjà appliquée lors de son premier mandat.
Cette décision n’est pas seulement comptable. Elle porte une vision : moins d’engagement multilatéral, moins de contraintes internationales perçues comme contraires aux intérêts nationaux. Et les droits humains, souvent présentés comme une forme d’ingérence, en font les frais.
Le résultat ? Des rapporteurs spéciaux qui ne peuvent plus se déplacer, des enquêtes sur le terrain annulées, des programmes de protection des défenseurs des droits humains réduits à peau de chagrin.
Le recul mondial des politiques d’égalité et d’inclusion
Volker Türk n’a pas limité son intervention à la seule question budgétaire. Il a pointé un autre phénomène tout aussi préoccupant : le reflux observé dans de nombreux pays des politiques de diversité, d’égalité et d’inclusion (DEI).
Ces politiques, qui visent à corriger des discriminations historiques et structurelles, sont aujourd’hui attaquées de front. Les États-Unis, encore une fois, montrent l’exemple avec la suppression progressive des programmes DEI dans les administrations fédérales et certaines grandes entreprises.
Mais le phénomène dépasse largement les frontières américaines. En Europe, en Amérique latine, en Asie, on observe une montée des discours qui présentent l’égalité comme une menace plutôt qu’un objectif légitime.
« On ne peut revenir à des systèmes qui fonctionnent au détriment de l’égalité et de la justice »
Volker Türk
Cette phrase résonne comme un avertissement. Car derrière les discours anti-DEI se cachent souvent des volontés de maintenir ou de rétablir des hiérarchies anciennes, qu’elles soient raciales, de genre ou sociales.
Vers une « alliance globale pour les droits de l’homme » ?
Face à cette double tempête – budgétaire et idéologique –, Volker Türk ne reste pas les bras croisés. Il travaille à la création d’une « alliance globale pour les droits de l’homme ».
Cette initiative vise à réunir des acteurs très divers :
- Des États volontaires
- Le monde des affaires
- La société civile
- Les fondations philanthropiques
- Tout acteur souhaitant replacer les droits humains au cœur de la vie publique
L’idée est séduisante : contourner partiellement la dépendance aux financements étatiques en mobilisant des ressources privées et en créant un réseau de solidarité transnational. Reste à savoir si cette alliance parviendra à compenser les manques structurels actuels.
Pourquoi cette crise nous concerne tous
On pourrait être tenté de voir dans ces difficultés onusiennes un problème technique, réservé aux experts de Genève. Ce serait une erreur profonde.
Quand le Haut-commissariat manque de moyens, ce sont des millions de victimes de violations qui se retrouvent sans voix. Ce sont des défenseurs des droits humains en danger qui n’ont plus de protection. Ce sont des enquêtes sur des crimes de guerre ou des génocides qui ne peuvent aboutir.
Et quand reculent les politiques d’égalité, ce sont des décennies de progrès qui risquent d’être balayées. Des minorités qui redeviennent vulnérables. Des injustices structurelles qui se perpétuent.
Les droits humains ne sont pas un luxe. Ils sont le socle minimum d’une société digne. Quand ce socle se fissure, c’est toute l’architecture de la paix et de la justice qui tremble.
Un sursaut est-il encore possible ?
L’appel de Volker Türk résonne comme un ultime avertissement avant une rupture définitive. Les prochains mois seront décisifs.
D’un côté, les États doivent assumer leurs responsabilités financières et politiques. De l’autre, la société civile, les entreprises et les philanthropes doivent se mobiliser comme jamais.
Car si l’écosystème des droits humains s’effondre, il ne sera pas facile de le reconstruire. Et le prix à payer – en vies brisées, en libertés perdues, en guerres et en injustices – sera incommensurable.
Le « mode survie » n’est pas une fatalité. C’est un signal d’alarme. À nous de décider si nous allons enfin l’écouter.









