Imaginez une loi votée il y a à peine dix-huit mois, saluée comme une avancée historique pour les droits humains et l’environnement, et qui, en une seule nuit se retrouve vidée de presque toute sa substance. C’est exactement ce qui vient de se produire à Bruxelles.
Un nouveau report qui passe presque inaperçu
Dans la nuit du lundi au mardi, les négociateurs du Parlement européen et des États membres ont conclu un accord définitif sur le texte tant attendu du devoir de vigilance des entreprises. Résultat : l’application effective est repoussée à juillet 2029 au plus tôt, alors qu’elle était initialement prévue pour juillet 2028.
Les États disposeront jusqu’au 26 juillet 2028 pour transposer la directive dans leur droit national. Un délai supplémentaire d’un an qui peut sembler anodin, mais qui, dans le contexte actuel, ressemble surtout à une nouvelle concession faite au monde économique.
Que prévoyait la version originale de la loi ?
Adoptée en 2024 après des années de bataille, la directive sur le devoir de vigilance (dite CSDDD) obligeait les grandes entreprises à identifier, prévenir et réparer les violations des droits humains et les atteintes graves à l’environnement tout au long de leur chaîne de valeur mondiale.
Concrètement, cela concernait le travail des enfants, le travail forcé, les conditions de sécurité indignes, la pollution massive ou la déforestation liée à leurs activités et à celles de leurs fournisseurs, même situés à l’autre bout de la planète.
Une révolution juridique qui plaçait l’Europe en première ligne mondiale sur ces sujets. Enfin, c’était l’idée de départ.
Un texte largement « simplifié » sous pression
Depuis plusieurs mois, la Commission européenne et une partie des États membres répètent le même mantra : il faut « simplifier » pour rester compétitif face à la Chine et aux droits de douane américains. Traduction : alléger les contraintes imposées aux entreprises.
Le compromis adopté cette nuit reprend presque intégralement les coupes votées mi-novembre par le Parlement européen, où la droite et l’extrême droite avaient fait alliance pour démanteler le texte.
« Les conservateurs du Parlement européen et les États membres ont enfoncé cette nuit le dernier clou dans le cercueil de la loi »
Anna Cavazzini, eurodéputée verte allemande
Les grandes mesures supprimées ou édulcorées
Voici, point par point, ce qui a été sacrifié :
- Le seuil d’application passe de 500 salariés et 150 millions d’euros de chiffre d’affaires à plus de 5 000 salariés et 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Seules les très grandes entreprises seront concernées.
- La responsabilité civile au niveau européen est purement et simplement supprimée. Chaque État gardera sa propre législation nationale : adieu l’harmonisation et la sécurité juridique.
- Les plans de transition climatique obligatoires, alignés sur l’Accord de Paris, disparaissent complètement du texte.
- Le régime de sanctions reste renvoyé aux droits nationaux, sans minimum européen.
En parallèle, la directive sur le reporting de durabilité (CSRD) a aussi été allégée : les PME en sont désormais totalement exclues, et le seuil passe à 1 000 salariés et 450 millions d’euros de chiffre d’affaires.
Un virage « pro-business » assumé
La présidence danoise du Conseil de l’UE, qui s’achève fin décembre, s’est félicitée d’avoir « réduit les formalités administratives » des entreprises. Un vocabulaire qui en dit long sur les priorités actuelles à Bruxelles.
Ce revirement s’inscrit dans une série plus large : gel de la loi sur la restauration de la nature, report de la législation sur les emballages, assouplissement des normes pesticides… L’Union européenne, sous la pression conjuguée des lobbies et de certains gouvernements, opère un net virage conservateur en matière environnementale et sociale.
Quelles conséquences concrètes pour les victimes ?
Pour les communautés affectées par les activités des multinationales (travailleurs exploités au Bangladesh, populations indigènes chassées de leurs terres en Amazonie pour des plantations de soja, enfants dans les mines de cobalt…), ce report et ces reculs sont une très mauvaise nouvelle.
Sans responsabilité civile européenne, il sera beaucoup plus difficile de poursuivre une grande entreprise devant un tribunal européen lorsqu’elle est impliquée dans des violations à l’étranger. Chaque pays gardant ses propres règles, les victimes devront naviguer entre 27 systèmes juridiques différents.
L’absence de plans de transition climatique obligatoires prive également l’UE d’un levier majeur pour forcer les entreprises à aligner leurs stratégies sur l’objectif de 1,5 °C.
Un compromis qui reste à valider… sans suspense
Le texte doit encore être formellement adopté par le Parlement européen et le Conseil. Mais après l’accord politique trouvé cette nuit, ce vote ne devrait être qu’une formalité.
Les écologistes et une partie de la gauche promettent de voter contre, mais ils sont minoritaires. La machine bruxelloise a déjà tranché.
En définitive, cette directive, qui devait faire de l’Europe un modèle mondial en matière de responsabilité des entreprises, se retrouve réduite à une coquille bien moins ambitieuse, appliquée avec un an de retard, et concernant finalement très peu d’acteurs.
Un symbole fort du moment que traverse l’Union : entre les discours sur la souveraineté européenne et la réalité des compromis politiques, la protection des droits et de la planète semble, pour l’instant, passer au second plan.









