Imaginez une ville de vingt millions d’habitants qui, pendant un mois entier, oublie la crise, l’inflation à plus de 30 % et les soucis du quotidien pour plonger dans une frénésie de fêtes, de concerts et de dépenses sans limite. C’est exactement ce qui se passe chaque année à Lagos dès que décembre pointe le bout de son nez. Ce phénomène porte un nom : Detty December.
Detty December : quand Lagos devient la capitale mondiale de la fête
Le terme Detty December – contraction de Dirty December en pidgin nigérian – décrit parfaitement l’ambiance : un décembre « sale » parce qu’on y fait absolument tout ce qu’on s’interdirait le reste de l’année. Les Nigérians de la diaspora rentrent au pays, les portefeuilles s’ouvrent grand et la mégapole vibre au rythme des soirées interminables, des concerts géants et des hôtels complets des mois à l’avance.
Ce n’est plus seulement une période de retrouvailles familiales. C’est devenu un véritable événement culturel et économique qui attire aussi bien les expatriés que les touristes du monde entier, avides de vivre l’énergie brute de Lagos.
Un phénomène né dans la rue, récupéré par les entrepreneurs
L’expression existait déjà dans les conversations informelles quand Deola et Darey Art Alade ont eu l’idée, dès 2019, de déposer la marque Detty December. Le couple a transformé une simple tendance en festival officiel qui s’étend sur les trois dernières semaines du mois.
Pour Deola, c’est un « pèlerinage culturel ». Pour son mari Darey, c’est tout simplement « le véritable été de l’Afrique ». Les deux insistent sur l’énergie unique de Lagos, cette capacité à transformer les retrouvailles en machine économique.
« Les gens viennent voir leur famille, ils invitent leurs amis d’Europe ou d’Amérique, et tout le monde est pris par la fièvre du Detty December. »
Darey Art Alade
Des chiffres qui donnent le vertige
L’an dernier, malgré la pire crise économique que le Nigeria ait connue depuis une génération, Detty December a généré plus de 71,6 millions de dollars de recettes rien qu’à Lagos. Dont 44 millions uniquement pour l’hôtellerie.
Ces chiffres montrent à quel point le phénomène dépasse le simple divertissement. Il est devenu un pilier de l’économie créative locale.
Impact économique 2024 (estimations officielles)
• Recettes totales tourisme & divertissement : 71,6 M$
• Hôtellerie seule : 44 M$
• Part du Detty December dans le chiffre d’affaires annuel de certains hôtels : 15 à 20 %
Les hôtels passent de l’ombre à la lumière
Prenez l’Eko Hotels & Suites, le plus grand complexe de la ville avec ses 825 chambres. Avant l’explosion du Detty December, le mois de décembre était désespérément calme. « On pouvait entendre les mouches voler dans le hall », se souvient avec le sourire Iyadunni Gbadebo, la directrice commerciale.
Aujourd’hui ? Toutes les chambres sont réservées dès le mois de juillet. L’hôtel propose même une formule tout compris sur dix jours, du 20 décembre au 1er janvier, avec spectacles, animations et restauration incluse.
Le prix ? Entre 7 720 et 12 900 euros pour une famille de quatre personnes selon la catégorie de chambre. Un montant astronomique pour le Nigéria… mais qui ne freine personne.
Cette année, l’établissement note une nouveauté : de plus en plus d’Afro-Américains réservent pour vivre « une expérience authentiquement africaine » pendant les fêtes.
Le retour triomphal des stars de l’afrobeats
Le clou du spectacle reste les concerts des mégastars nigérianes. Toute l’année, elles remplissent les stades de Londres, Paris ou New York. Mais c’est à Lagos, fin décembre, qu’elles choisissent de se produire « à la maison ».
Cette année, Asake et Davido ont programmé leurs shows les 24 et 25 décembre. Tarifs ? Jusqu’à 300 000 nairas (environ 178 euros) le billet – soit quatre fois le salaire minimum mensuel nigérian.
Et pourtant, les places partent en quelques heures.
L’État de Lagos surfe sur la vague
Conscient de la manne, le gouvernement local a lancé l’initiative 101 jours à Lagos : une programmation culturelle non-stop du 26 septembre au 4 janvier. Expositions, conventions, festivals… tout est fait pour maintenir l’élan jusqu’au grand final de décembre.
La ministre de la Culture, Hannatu Musa Musawa, partenaire du festival officiel Detty December, voit dans ces événements l’opportunité de créer « des emplois réels et des expériences tangibles » pour l’économie créative.
Un contraste saisissant avec le reste du pays
Pendant que le nord du Nigeria subit enlèvements et insécurité, Lagos semble vivre dans une bulle. Le président Bola Tinubu a beau déclarer l’état d’urgence sécuritaire, la mégapole du sud continue de faire la fête comme si de rien n’était.
C’est peut-être cela, la magie du Detty December : offrir, le temps d’un mois, une parenthèse d’insouciance totale dans un pays qui en a cruellement besoin.
Et tant que les avions continueront d’atterrir pleins de diaspora prête à dépenser sans compter, Lagos gardera sa couronne de reine incontestée des nuits africaines.
Alors, prêt à tenter l’expérience l’an prochain ?









