Depuis les décombres fumants de Gaza, des peintres palestiniens ont entrepris un périlleux voyage pour faire entendre leurs voix. Bravant les checkpoints et les tirs croisés, ils sont parvenus à faire parvenir leurs œuvres poignantes jusqu’à la capitale jordanienne Amman. Une prouesse artistique doublée d’un cri du cœur, pour témoigner au monde de la souffrance indicible qui ravage leur terre natale depuis plus d’un an.
Des toiles chargées d’émotion et de résilience
Pendant six longs mois, des passeurs anonymes ont pris tous les risques pour acheminer les précieux tableaux à travers la frontière de Rafah avec l’Égypte, pour finalement atteindre la Jordanie voisine. Des toiles chargées des larmes et du sang d’un peuple meurtri, qui racontent le quotidien apocalyptique des artistes pris au piège de la guerre.
Baptisée « Sous le feu », cette bouleversante exposition s’est installée dans la galerie Darat al Funun d’Amman, où elle restera visible jusqu’à la fin de l’année. Mohammad Shaqdih, le directeur adjoint des lieux, explique avec gravité l’importance de donner une vitrine à ces oeuvres si particulières :
Chaque toile raconte la guerre au quotidien et les jours difficiles vécus par ces artistes déplacés par la guerre.
Mohammad Shaqdih, directeur adjoint de la galerie Darat al Funun
Basel al-Maqousi et Majed Chala, des artistes au cœur du chaos
Parmi les artistes exposés, on retrouve les noms déjà connus des habitués de la galerie Darat al Funun. Basel al-Maqousi, Majed Chala, Raed Issa et Souhail Salem avaient en effet déjà présenté leurs travaux à Amman avant que la guerre ne soit déclenchée le 7 octobre 2023. Un conflit d’une brutalité sans précédent initié par le Hamas, qui a fait plus de 43 500 victimes, majoritairement civiles, et provoqué une véritable catastrophe humanitaire.
Si ces quatre artistes ont réussi l’exploit de faire sortir leurs toiles des décombres, eux sont toujours pris au piège de Gaza, cet étroit territoire palestinien miné par les bombes et asphyxié par le blocus israélien. Mais à défaut de pouvoir voyager, ils ont joint à leurs créations des lettres poignantes pour faire entendre leur voix et leurs souffrances.
Basel al-Maqousi décrit ainsi avec une pudeur déchirante ses tableaux “comme des morceaux de nos corps éparpillés avec les éclats des bombes” :
Ce sont nos cris, nos souffrances […] les sourires de nos enfants disparus avec leurs écoles. C’est l’amour en temps de guerre, la peur de la mort, de la perte de proches et de l’inconnu.
Basel al-Maqousi, artiste palestinien
Son confrère Majed Chala fait quant à lui un parallèle glaçant avec la Nakba de 1948, cet exil forcé vécu par les Palestiniens lors de la création de l’État d’Israël. Un drame que racontent les récits des anciens, et qui semble se répéter sous leurs yeux :
Ce qui se passe aujourd’hui est dix fois plus grave.
Majed Chala, artiste palestinien
La guerre à travers des matériaux de fortune
Au total, ce sont 79 œuvres qui composent cette exposition hors normes. Des toiles réalisées dans l’urgence avec des moyens de fortune, faute de matériel artistique dans une ville en ruines. Emballages de médicaments en guise de support, hibiscus, grenade ou thé comme pigments naturels… les artistes ont dû redoubler d’inventivité pour laisser une trace de leur enfer quotidien.
Sous nos yeux, la guerre se dévoile dans toute sa noirceur. Des silhouettes recroquevillées sous les bombardements, des déplacés entassés sur des charrettes tirées par des ânes, des tentes de fortune, des visages marqués par l’épuisement, des enfants décharnés, des hommes menottés entourés de militaires en armes… Chaque scène est comme une fenêtre ouverte sur l’horreur des combats.
Le langage de l’art est universel. Nous essayons, à travers ces peintures, de faire parvenir au monde notre voix, nos cris, nos pleurs et nos cauchemars.
Bassel al-Maqousi, artiste palestinien
Une exposition qui touche en plein cœur
Face à ces visions poignantes, difficile pour les visiteurs de rester de marbre. Victoria Dabdoub, une architecte de 37 ans, confie son émotion :
Il est important que de telles œuvres soient exposées partout dans le monde afin que les gens puissent ressentir la souffrance […] de la population de Gaza.
Victoria Dabdoub, architecte et visiteuse de l’exposition
Un peu plus loin, accroché au mur parmi les toiles, on peut lire le message déchirant laissé par l’artiste Raed Issa :
Les bombardements et la terreur ne s’arrêtent ni de nuit ni de jour ! Gaza est triste et attend une aide divine.
Ces mots, comme un ultime appel au secours, résonnent longtemps dans l’esprit des visiteurs. Une exposition à vif, qui prend aux tripes et ne laisse personne indifférent. En donnant à voir l’enfer des artistes palestiniens, « Sous le feu » tend un miroir terrible au reste du monde. Et nous renvoie à cette question lancinante : face à tant de souffrance, pourrons-nous encore longtemps détourner le regard ?