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Découvertes à Karahantepe : Le Néolithique Révèle Son Visage

Sur une colline turque, un visage de pierre aux lèvres cousues vient d’être exhumé. Il y a 11 000 ans, des hommes déjà sédentaires sculptaient l’humain au centre de leur monde. Et si tout ce qu’on croyait savoir sur le Néolithique était faux ?

Imaginez un visage de pierre dont les lèvres ont été délibérément cousues. Il y a plus de 11 000 ans, quelqu’un a pris le temps de graver ce détail glaçant sur un bloc de plusieurs tonnes. Cette découverte, faite récemment sur la colline de Karahantepe dans le sud-est de la Turquie, nous plonge au cœur d’une révolution silencieuse : celle qui a transformé l’humanité de chasseurs-cueilleurs nomades en bâtisseurs de villages, de croyances et, finalement, de civilisations.

Karahantepe, le nouveau joyau d’une région qui réécrit l’histoire

À une quarantaine de kilomètres de la célèbre Göbeklitepe, une autre colline raconte aujourd’hui la même époque avec un accent différent. Karahantepe fait partie du vaste projet turc « Collines de pierre », lancé en 2020 et qui regroupe douze sites dans la province de Sanliurfa. Les archéologues parlent déjà d’une zone qui pourrait être considérée comme la capitale mondiale du Néolithique.

Ce qui frappe immédiatement les visiteurs, c’est la multiplication des représentations humaines. Là où Göbeklitepe met en scène un bestiaire impressionnant – renards, serpents, oiseaux rapaces –, Karahantepe place l’homme au centre. Des visages sculptés fixent le vide, des corps stylisés semblent veiller sur des espaces rituels. Une rupture symbolique majeure qui traduit, selon les chercheurs, le passage progressif d’une vision du monde centrée sur la nature à une vision anthropocentrique.

Un visage aux lèvres cousues : quelle signification cachée ?

Parmi les pièces les plus troublantes figure ce visage dont la bouche est fermée par une série de traits gravés évoquant des points de suture. Silence imposé ? Secret à garder ? Rite funéraire ? Les hypothèses fusent sans réponse définitive, mais l’émotion est intacte.

Cette sculpture n’est pas isolée. Les piliers en forme de T, hauts de plusieurs mètres, portent souvent des visages ou des corps humains en relief. Certains tiennent des serpents, d’autres arborent des colliers ou des ceintures. Tout indique une société déjà capable de penser l’individu, son apparence, son statut.

« À mesure que les communautés se sédentarisaient, les hommes se sont progressivement éloignés de la nature et ont placé la figure humaine et l’expérience humaine au centre de leur univers. »

Professeur Necmi Karul, responsable des fouilles de Karahantepe

La fin de la dernière glaciation : le grand déclencheur

Il y a environ 12 000 ans, le climat se réchauffe brutalement. Les vastes steppes froides laissent place à une mosaïque de prairies riches en céréales sauvages et en gibier. Dans cette région du Croissant fertile, les groupes humains n’ont plus besoin de parcourir des dizaines de kilomètres chaque jour pour se nourrir.

Cette abondance relative change tout. La population croît, les groupes grossissent, certains décident de rester. Les premières maisons semi-enterrées apparaissent, puis les lieux de rassemblement collectif. Karahantepe et ses voisines sont parmi les témoins les plus anciens de cette transition.

Les analyses montrent que les habitants consommaient déjà des céréales, peut-être même les prémices de l’agriculture. On a retrouvé des meules, des faucilles en silex, des stocks de grains. La sédentarisation n’a pas attendu la domestication complète des plantes : elle a commencé bien avant, portée par un environnement exceptionnellement généreux.

Une société déjà complexe et hiérarchisée

L’image du Néolithique primitif et égalitaire en prend un coup. Dès que les groupes produisent des surplus, des inégalités apparaissent. Certains accumulent, d’autres travaillent davantage. Les bâtiments circulaires de Karahantepe, parfois richement décorés, ne sont pas tous égaux. Certains semblent avoir servi de lieux communautaires, d’autres de résidences plus privées.

Lee Clare, archéologue britannique qui coordonne une partie du projet, parle d’une « pente glissante vers le monde moderne ». Contrôle des ressources, spécialisation des tâches, rituels élaborés : tous les ingrédients de la complexité sociale sont déjà là, plusieurs millénaires avant les premières villes-État de Mésopotamie.

Les différences entre sites voisins

  • Göbeklitepe → Symbolisme animal dominant, piliers en T géants, ambiance « chasseurs mystiques »
  • Karahantepe → Symbolisme humain omniprésent, visages expressifs, corps sculptés
  • Sefertepe → Mélange des deux tendances, architecture plus domestique

Ces variations montrent que, dès cette époque, chaque communauté développait sa propre identité culturelle tout en partageant un socle commun.

Des fouilles qui transforment chaque saison notre compréhension

En cinq ans seulement, la quantité d’informations recueillie est colossale. Des milliers d’objets, des dizaines de structures, des centaines d’ossements humains. Chaque campagne apporte son lot de surprises. Récemment, une salle contenant onze piliers anthropomorphes a été dégagée : un véritable « temple » dédié à la figure humaine.

Les archéologues travaillent désormais avec des méthodes ultra-modernes : scans 3D, analyses ADN anciennes, études isotopiques sur les dents pour retracer les déplacements. Même sans écriture, les données s’accumulent et permettent des statistiques solides.

On sait par exemple que certains individus enterrés sous les bâtiments venaient d’ailleurs – leurs dents portent la signature chimique de régions lointaines. Commerce ? Mariages exogames ? Pèlerinages ? Les hypothèses s’ouvrent.

Sanliurfa, carrefour du passé et du tourisme de demain

Longtemps connue comme la ville d’Abraham – le prophète commun aux trois monothéismes –, la région attire traditionnellement les pèlerins. Mais l’ouverture successive de ces sites extraordinaires change la donne.

Les guides locaux constatent l’arrivée d’un public nouveau : des amateurs d’histoire, des passionnés d’archéologie, des voyageurs curieux de préhistoire. Karahantepe, encore peu fréquenté il y a quelques années, voit désormais défiler plusieurs milliers de visiteurs par mois.

Le gouvernement turc mise gros sur ce patrimoine. Des musées ultramodernes, des reconstitutions en réalité virtuelle, des parcours scénarisés : tout est mis en œuvre pour faire de Sanliurfa la prochaine grande destination archéologique mondiale.

Ce que Karahantepe nous dit de nous-mêmes

Au-delà des pierres et des dates, ces découvertes touchent à l’essence de l’humain. Elles montrent que l’envie de représenter son semblable, de lui donner un visage, de le placer au centre du cosmos n’a pas attendu l’Égypte ni la Grèce. Elle était déjà là, il y a plus de dix millénaires, sur ces collines balayées par le vent.

Le visage aux lèvres cousues continue de nous regarder. Il nous rappelle que nos ancêtres, qu’on imaginait simples et brutaux, étaient déjà capables de mystère, de symboles complexes, de questions existentielles. Peut-être portaient-ils déjà en eux cette même angoisse face au silence, ce même besoin de raconter des histoires pour donner sens au monde.

Et pendant que les archéologues continuent de creuser, couche après couche, c’est un peu de notre propre reflet que nous retrouvons dans la poussière du Néolithique.

Chaque nouvelle saison de fouilles à Karahantepe repousse les frontières de ce que nous pensions savoir sur les débuts de l’humanité. Une chose est sûre : l’histoire ne fait que commencer.

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