Imaginez une foule de près d’un demi-million de personnes reprenant en chœur un slogan utilisé par un régime collaborateur nazi. Cela ne se passe pas dans un film d’époque, mais bien à Zagreb, en juillet 2025. Ce seul événement a suffi à faire basculer un pays entier dans une vague ultranationaliste dont les échos résonnent jusqu’au Parlement et dans les rues des petites villes.
La Croatie face à ses fantômes du passé
Depuis plusieurs mois, observateurs et habitants constatent la même chose : le discours extrémiste n’est plus cantonné aux marges. Il s’invite dans les stades, les salles de concert, les réseaux sociaux et même sous les dorures du Parlement croate. Et le phénomène prend une ampleur inédite en cette année 2025.
Le concert qui a tout déclenché
Tout commence, ou plutôt tout s’accélère, avec ce concert monstre de Marko Perković, plus connu sous le nom de Thompson. Devant 450 000 spectateurs réunis sur l’hippodrome de Zagreb, le chanteur entonne son titre le plus célèbre, celui qui démarre par « Za dom spremni » – « Pour la patrie, prêts ». Les mots exacts du salut oustachi.
Des familles entières sont présentes. Des adolescents brandissent des drapeaux à damier croate. Des enfants sur les épaules de leurs parents reprennent le refrain. L’ambiance est festive cache pourtant une réalité plus sombre : dans la foule, on distingue çà et là des symboles ouvertement pro-oustachis.
« On voit à la fois une montée du révisionnisme historique et une hausse des menaces contre ceux qui pensent différemment. »
Florian Bieber, spécialiste des Balkans à l’université de Graz
Le chercheur autrichien parle d’une « accélération » en 2025. Le concert n’a pas créé le phénomène, mais il a montré à quel point il était déjà massif et accepté.
Quand le gouvernement ferme les yeux
Le plus troublant ? La proximité affichée entre certains responsables politiques et cet univers. Le Premier ministre Andrej Plenković a lui-même assisté aux répétitions du concert et publié un selfie avec le chanteur. Un geste qui, pour beaucoup, vaut caution.
Depuis mai 2024, le HDZ, le grand parti de droite au pouvoir, gouverne en coalition avec le Mouvement patriotique (Domovinski pokret). Ce parti jeune mais influent prône des positions ultra-conservatrices : anti-immigration, anti-LGBT, défense acharnée de la « famille traditionnelle » et remise en cause du droit à l’avortement.
Le slogan du Mouvement patriotique ? Foi, famille, patrie. Exactement le même triptyque que Thompson scande à chacun de ses spectacles.
« Za dom spremni » : un slogan interdit… mais partout
En théorie, l’expression est interdite dans un contexte oustachi depuis une décision de la Cour constitutionnelle de 2006. En pratique, elle fleurit partout depuis l’été 2025.
Deux députés l’ont même criée dans l’hémicycle après le concert. Personne n’a bronché. Quelques semaines plus tard, une table ronde organisée au Parlement remet ouvertement en cause le nombre de victimes du camp de Jasenovac – ce camp où le régime oustachi a exterminé environ 100 000 Serbes, Juifs, Roms et opposants selon les chiffres officiels.
La communauté juive croate a qualifié l’événement de « scandaleux » et de « disgrâce morale ». Sans effet notable.
Les minorités serbes dans le viseur
Les conséquences se font immédiatement sentir sur le terrain. En novembre, des hommes masqués font irruption lors d’un événement culturel serbe, hurlant des slogans fascistes. L’événement est annulé. D’autres manifestations culturelles serbes sont déprogrammées par peur d’incidents.
Des graffitis antiserbes apparaissent dans plusieurs villes. Des voitures aux plaques d’immatriculation serbes (lettres cyrilliques) sont vandalisées.
« Nous n’avions jamais vu des groupes masqués de jeunes ultras s’en prendre ainsi à la culture, à la liberté d’expression et aux droits des minorités. »
Milorad Pupovac, représentant de la minorité serbe au Parlement
Les Serbes ne représentent plus que 3 % de la population croate. Leur protection était pourtant l’une des conditions posées par l’Union européenne pour l’adhésion du pays en 2013. Douze ans plus tard, beaucoup estiment que ces engagements ne sont plus respectés.
Une jeunesse qui n’a pas connu la guerre
Ce qui frappe les observateurs, c’est l’âge du public. Dans la foule de Thompson, on voit des milliers d’adolescents et même des enfants. Une génération née bien après 1995, qui n’a pas vécu les horreurs de la guerre, mais qui reprend avec enthousiasme des symboles parmi les plus sombres de l’histoire croate.
Cette transmission intergénérationnelle inquiète particulièrement. Certains jeunes affichent des idées parfois plus radicales encore que celles des anciens combattants des années 1990.
Les réseaux sociaux font le reste : clips de concerts, montages vidéo glorifiant les Oustachis ou minimisant leurs crimes circulent librement. Les algorithmes font leur travail.
Une réaction antifasciste tardive mais massive
Face à cette montée, une partie de la société croate se mobilise enfin. Le dernier week-end de novembre, environ 10 000 personnes manifestent dans plusieurs villes contre la résurgence de l’extrême droite et les attaques contre les minorités.
« Il est temps pour une majorité silencieuse de dire quelque chose contre ces évolutions dangereuses et violentes », explique Vedrana Bibić, l’une des organisatrices.
Pour l’instant, ces voix restent minoritaires. Mais elles existent. Et elles rappellent qu’une autre Croatie est possible.
Vers où va la Croatie ?
Le pays se trouve à un carrefour. Membre de l’Union européenne et de l’Otan, destination touristique adorée, il cultive pourtant une face sombre qui refait surface avec force en 2025.
Le silence – ou pire, la complaisance – d’une partie de la classe politique laisse craindre une normalisation progressive de l’intolérable. À l’inverse, la mobilisation citoyenne, même limitée, montre qu’un sursaut reste possible.
Une chose est sûre : les cicatrices des années 1990 ne sont jamais totalement refermées. Et quand on joue avec le feu nationaliste dans les Balkans, on finit toujours par se brûler.
En 2025, la Croatie n’est plus seulement le pays des plages et des îles de carte postale. C’est aussi celui où un demi-million de personnes peuvent chanter un salut fasciste sans que grand monde ne s’offusque. La question n’est plus de savoir si le pays glisse vers l’extrême droite, mais à quelle vitesse – et jusqu’où.
Le reste de l’Europe regarde-t-il ? Pour l’instant, le silence est assourdissant.









