Cuba, l’île de tous les paradoxes. Terre de soleil, de plages idylliques et de musique endiablée, mais aussi de privations, de files d’attente interminables et de désillusions. Trois ans après les révoltes historiques du 11 juillet 2021, qui avaient vu des milliers de Cubains descendre dans les rues pour crier leur ras-le-bol, la situation économique ne s’est guère améliorée, bien au contraire. Les pénuries alimentaires sont le lot quotidien de la population, excédée par des décennies de disette et de promesses non tenues. “Il n’y a plus rien à manger dans le pays”, résume amèrement un Havanais. Un constat cruel, mais lucide, qui en dit long sur l’ampleur de la crise que traverse actuellement la perle des Caraïbes.
Un pays exsangue, miné par les sanctions américaines
Cuba paie au prix fort sa posture de défi face à l’Oncle Sam. Depuis 1962, l’île est soumise à un embargo commercial, économique et financier draconien de la part des États-Unis. Un blocus qui étrangle littéralement le pays, entravant ses échanges avec le reste du monde. Malgré quelques améliorations sous la présidence Obama, qui avait timidement amorcé un rapprochement, les sanctions ont été durcies par son successeur Trump. Et rien n’indique que Biden, englué dans d’autres priorités, ait l’intention d’infléchir cette ligne.
Les chiffres donnent le vertige : selon les autorités cubaines, le manque à gagner lié à l’embargo s’élèverait à plus de 130 milliards de dollars sur six décennies. Une saignée colossale pour une économie aussi fragile, encore aggravée par la crise sanitaire mondiale. Car Cuba a payé un lourd tribut au Covid-19, avec la mise à l’arrêt quasi-total de son industrie touristique, poumon de son économie. Des plages vides, des hôtels déserts, des salles de concert muettes : le contraste est saisissant avec l’effervescence qui régnait avant la pandémie.
Une économie à genoux, une population à bout
Le résultat de cette tempête économique est sans appel. Les rayons des supermarchés sont désespérément clairsemés, quand ils ne sont pas carrément vides. La viande, le poisson, les œufs, l’huile, les fruits et légumes frais sont devenus des denrées rares et hors de prix. Même le riz et les haricots noirs, aliments de base de la cuisine cubaine, manquent à l’appel. Les Cubains doivent se contenter de maigres rations distribuées via le carnet d’approvisionnement, vestige de l’économie planifiée.
J’ai beau retourner toute la ville, je ne trouve de la nourriture nulle part. C’est devenu invivable. Mes enfants ont faim et je ne sais plus quoi leur donner.
– Yanet, mère de famille désespérée
Face à cette disette endémique, la grogne populaire ne faiblit pas. Malgré la répression et les centaines d’arrestations qui ont suivi le soulèvement du 11 juillet, des manifestations sporadiques continuent d’éclater ça et là. Mais le gouvernement fait la sourde oreille, criant au complot de l’impérialisme yankee. Parallèlement, l’exode des Cubains prend des proportions alarmantes. Des milliers d’entre eux tentent de rejoindre les côtes américaines au péril de leur vie, sur des embarcations de fortune. D’autres choisissent les voies légales de l’immigration, vidant l’île de ses forces vives.
Le spectre d’un nouveau “Période spéciale”
Beaucoup de Cubains craignent un retour des heures sombres de la “Période spéciale” qui avait suivi l’effondrement du bloc soviétique au début des années 1990. Cuba, privée du jour au lendemain du soutien de son principal allié, avait alors sombré dans une crise économique cataclysmique, marquée par des pénuries drastiques et des émeutes de la faim. Trente ans après, l’histoire semble bégayer, dans un contexte international là encore défavorable, entre pandémie mondiale et regain des tensions Est-Ouest.
Mais certaines choses ont changé en trois décennies. L’idéal révolutionnaire s’est érodé dans une partie de la population, surtout chez les jeunes qui n’ont pas connu l’euphorie des premières années du castrisme. Internet, bien que censuré, a ouvert une fenêtre sur le monde et attisé les aspirations à une vie meilleure. La diaspora cubaine, forte de 2 millions de personnes, pèse financièrement et politiquement. Autant de facteurs qui fragilisent le régime et limitent ses marges de manœuvre.
La croisée des chemins pour le régime cubain
Face à cette équation compliquée, le gouvernement hésite entre le statu quo et des réformes qui pourraient lui faire perdre le contrôle. Quelques mesures d’ouverture économique ont bien été concédées, comme l’autorisation du petit entrepreneuriat privé et la dépénalisation du dollar. Mais le cœur du système, la planification centralisée, n’a pas été remis en cause. Le Parti communiste entend garder la main, par crainte d’un scénario à la soviétique.
Pourtant, à force de s’arc-bouter sur ses dogmes, le régime risque l’implosion sociale. Le ras-le-bol populaire est à son comble et une étincelle pourrait mettre le feu aux poudres. Certains évoquent l’hypothèse d’un “printemps cubain”, sur le modèle des révoltes arabes de 2011. Un scénario cauchemardesque pour le pouvoir en place, qui n’aura peut-être pas d’autre choix que de lâcher du lest s’il veut sauver les meubles.
Cuba se trouve à la croisée des chemins. Continuer sur la voie de l’immobilisme au risque d’un embrasement social, ou entamer des réformes qui sonneraient le glas de la révolution ? Le dilemme est cornélien pour la vieille garde castriste, d’autant que la transition générationnelle s’annonce délicate après la mort de Fidel et le retrait de Raúl. L’avenir de l’île semble plus incertain que jamais, suspendu à des choix lourds de conséquences. Une seule certitude : les jours heureux où Cuba faisait rêver le monde avec ses plages, ses cigares et ses notes de salsa semblent bien loin. La perle des Caraïbes a perdu de son éclat, ternie par des années de plomb et de privations. Reste à savoir si elle parviendra à le retrouver un jour.