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Crise Diplomatique : Saied Convoque l’Ambassadeur UE

Le président Kais Saied vient de convoquer l’ambassadeur de l’Union européenne pour « non-respect des règles diplomatiques ». Motif : une simple rencontre avec le leader de l’UGTT, le syndicat qui menace d’une grève générale massive. Pourquoi cette discussion anodine a-t-elle déclenché la colère du palais de Carthage ? La réponse révèle les fragiles équilibres…

Imaginez la scène : un ambassadeur européen franchit les portes du palais de Carthage, convoqué en urgence par le chef de l’État. Pas pour une visite de courtoisie, mais pour recevoir une protestation officielle, ferme et sans détour. C’est exactement ce qui s’est passé mardi dernier en Tunisie, et l’affaire fait déjà trembler les relations entre Tunis et Bruxelles.

Une convocation qui en dit long sur les nerfs à vif du pouvoir tunisien

Le président Kais Saied n’a pas apprécié que Giuseppe Perrone, ambassadeur de l’Union européenne, reçoive Noureddine Taboubi, secrétaire général de l’UGTT, le plus puissant syndicat du pays. Le communiqué officiel, publié dans la nuit de mardi à mercredi, reste volontairement vague sur les faits précis reprochés. Il parle seulement de « non-respect des règles du travail diplomatique » et de « pratiques en dehors des cadres officiels reconnus ».

Derrière ces formules protocolaires se cache une réalité brute : le chef de l’État voit d’un très mauvais œil toute discussion directe entre partenaires étrangers et acteurs de la société civile tunisienne quand celle-ci conteste ouvertement sa politique.

Que s’est-il réellement passé lors de cette rencontre ?

Lundi, l’ambassadeur UE avait reçu le leader syndical dans les locaux de la délégation européenne. Rien d’exceptionnel en apparence : ces rencontres font partie du quotidien diplomatique. Pourtant, le contenu de la discussion a suffi à mettre le feu aux poudres.

Giuseppe Perrone a publiquement salué le « rôle important » de l’UGTT dans le dialogue social et le développement économique. Il a réaffirmé la volonté de l’Union européenne de poursuivre le dialogue avec le syndicat et de soutenir la Tunisie sur les plans social et économique. Des paroles de soutien classiques… qui ont pris une tout autre résonance dans le contexte actuel.

« Nous réaffirmons notre volonté de poursuivre le dialogue avec l’UGTT et de continuer à soutenir la Tunisie sur les plans social et économique, dans divers secteurs. »

Délégation de l’Union européenne en Tunisie

L’UGTT, un acteur incontournable et redouté

Pour comprendre la réaction présidentielle, il faut mesurer le poids réel de l’Union Générale Tunisienne du Travail. Avec plus de 700 000 adhérents revendiqués, elle reste l’une des organisations les plus puissantes du pays. Co-lauréate du Prix Nobel de la Paix en 2015 pour son rôle dans la transition démocratique après la révolution de 2011, elle conserve une légitimité historique immense.

Aujourd’hui, l’UGTT est en première ligne d’un mouvement social qui gronde. Son secrétaire général, Noureddine Taboubi, multiplie les déclarations offensives. Il soutient les grèves sectorielles dans le privé, salue le succès de la grève générale à Sfax et brandit la menace d’un mouvement national d’ampleur si les revendications salariales ne sont pas entendues.

Le message est clair : face à la dégradation du pouvoir d’achat, aux transports défaillants, à la crise de la santé et à un salaire minimum qui frôle la misère (environ 150 euros pour 48 heures hebdomadaires), les travailleurs n’accepteront plus de sacrifices.

Un salaire minimum indécent dans un contexte inflationniste

Le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) en Tunisie stagne autour de 520 dinars mensuels. Dans un pays où l’inflation alimentaire a dépassé les 10 % en 2023 avant de redescendre difficilement vers 5 %, cette somme ne permet plus de vivre décemment.

Les files d’attente devant les boulangeries subventionnées, les pénuries récurrentes de produits de base, le prix exorbitant des médicaments : la vie quotidienne est devenue un combat permanent pour des millions de Tunisiens. L’UGTT, forte de son implantation dans tous les secteurs, cristallise cette colère.

Chiffres clés du malaise social tunisien :

  • Salaire minimum : ~520 TND (150 €)
  • Durée légale du travail : 48 heures/semaine
  • Inflation alimentaire 2023 : pic à plus de 10 %
  • Inflation actuelle : environ 5 % (en baisse mais toujours élevée)
  • Adhérents UGTT : plus de 700 000

Pourquoi Kais Saied redoute-t-il autant l’UGTT ?

Depuis son coup de force institutionnel du 25 juillet 2021 et l’instauration d’un régime hyper-présidentiel, Kais Saied mène une politique d’autorité. Il considère que toute contestation sociale massive menace directement la stabilité du pays et, par extension, son propre pouvoir.

L’UGTT a déjà montré par le passé qu’elle pouvait paralyser l’économie entière. En 1978, puis en 1984, ses appels à la grève générale avaient provoqué des bouleversements majeurs. Plus récemment, elle a été l’un des principaux obstacles à certaines réformes exigées par le FMI, jugées trop brutales pour la population.

Quand un ambassadeur européen reçoit son leader et vante publiquement son rôle, le message implicite est perçu à Carthage comme un soutien indirect à une contestation que le pouvoir cherche à contenir à tout prix.

Les règles diplomatiques, prétexte ou réelle ligne rouge ?

Le communiqué présidentiel insiste lourdement sur le « non-respect des règles du travail diplomatique ». En réalité, les rencontres entre diplomates et syndicats sont monnaie courante partout dans le monde. Ce qui change ici, c’est le contexte politique tendu.

Depuis plusieurs mois, le président Saied multiplie les signaux d’agacement envers les partenaires étrangers qui commentent la situation intérieure. Toute prise de position perçue comme une ingérence déclenche une réaction immédiate.

Cette convocation s’inscrit dans une longue série : rappels à l’ordre d’ambassadeurs, critiques publiques contre les financements conditionnés, discours enflammés sur la souveraineté nationale. Le message est constant : la Tunisie accepte l’aide, mais refuse toute forme de tutelle.

Quelles conséquences pour les relations Tunisie-Union européenne ?

L’incident arrive au pire moment. La Tunisie traverse une crise économique profonde et dépend fortement de l’aide européenne. Les négociations sur un nouveau paquet d’assistance macro-financière patinent depuis des mois, notamment à cause du refus tunisien de certaines conditions.

Cette crispation diplomatique risque de compliquer encore les discussions. Bruxelles marche sur des œufs : soutenir le dialogue social tout en évitant d’apparaître comme un acteur partisan dans le bras de fer entre le pouvoir et l’UGTT.

Pour l’instant, aucune réaction officielle n’a été publiée par la délégation européenne. Le silence, parfois, en dit plus long que les communiqués.

Vers une grève générale qui pourrait tout faire basculer ?

Noureddine Taboubi ne mâche pas ses mots. Lors de la dernière réunion du bureau exécutif de l’UGTT, il a annoncé que l’organisation « se dirige vers une grève générale » pour défendre les acquis des travailleurs. Le succès de la mobilisation à Sfax a renforcé cette détermination.

Si ce mouvement national voit le jour, il pourrait paralyser le pays entier : ports, administrations, transports, enseignement… Une épreuve de force directe avec le pouvoir, dans un contexte économique déjà asphyxié.

Et c’est précisément ce scénario que Kais Saied veut éviter à tout prix. D’où, peut-être, cette réaction disproportionnée face à une simple rencontre diplomatique.

L’histoire tunisienne nous a appris une chose : quand l’UGTT descend dans la rue, plus rien ne se passe comme prévu. Le palais de Carthage le sait mieux que quiconque.

Entre souveraineté farouchement défendue et réalité d’une dépendance économique, la Tunisie marche sur une corde raide. Et cette convocation d’un ambassadeur européen, en apparence anecdotique, pourrait bien être le symptôme d’une crise beaucoup plus profonde.

À suivre, de très près.

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