Imaginez-vous installer votre petit étal de savon et de lait de corps à l’aube, comme tous les jours, avec l’espoir de gagner de quoi nourrir vos enfants. Et soudain, à 13 heures, des rafales d’armes automatiques déchirent le silence de la capitale. C’est ce qu’ont vécu des milliers de Bissau-Guinéens mercredi dernier. Un énième coup d’État vient de frapper la Guinée-Bissau, ce petit pays d’Afrique de l’Ouest où l’on semble s’être habitué à l’idée que la stabilité n’est qu’un rêve passager.
Un coup de force en plein jour
Les faits sont brutaux et rapides. Mercredi après-midi, des tirs nourris éclatent près du palais présidentiel à Bissau. En quelques heures à peine, l’armée annonce avoir renversé le président Umaro Sissoco Embalo, élu en 2020 et candidat à sa propre succession. Les résultats provisoires du scrutin du 23 novembre devaient être proclamés le lendemain. Ils ne le seront jamais sous son mandat.
Le président est désormais détenu par les militaires. Jeudi matin, la junte installe le général Horta N’Tam à la tête d’une transition censée durer un an. Dans les rues, la vie s’est arrêtée net.
Une capitale transformée en ville morte
Le grand marché situé sur la route de l’aéroport, habituellement grouillant de monde, ressemble à un décor de film post-apocalyptique. Les étals sont abandonnés, les marchandises éparpillées. Stations-service fermées, boutiques cadenassées, transports publics à l’arrêt : Bissau vit au ralenti, tétanisée.
« On a mal, le pays est paralysé », lâche un commerçant, le regard perdu. « On vit au jour le jour. On n’a même pas de quoi manger. » Ses voisins hochent la tête en silence. Ils sont cinq, assis sur le bord de l’autoroute, à contempler le vide.
« À chaque fois qu’on commence à nourrir de l’espoir dans le pays, les crises s’installent. Cela ne peut pas continuer… »
Mamadou Woury Diallo, vendeur de savon
Ce père de famille a marché plusieurs kilomètres pour venir travailler. Il repartira à pied, les poches vides. Comme des milliers d’autres.
L’habitude amère des putschs
Ce qui frappe le plus, c’est la résignation. Quand les premiers coups de feu ont retenti, personne n’a vraiment été surpris. Mohamed, 38 ans, raconte :
« On sait comment ça fonctionne dans ce pays. On est habitués à ces situations. »
Depuis l’indépendance du Portugal en 1974, la Guinée-Bissau a connu une dizaine de coups d’État ou tentatives. Aucun président n’a terminé ses deux mandats consécutifs de façon normale. Cette fois encore, l’histoire bégaie.
Pourtant, beaucoup avaient cru à un début de normalisation. Les élections du 23 novembre s’étaient déroulées dans le calme relatif. Les files d’attente devant les bureaux de vote avaient redonné un peu d’espoir. Espoir vite douché.
La diaspora consternée
Suncar Gassama vit au Portugal depuis trente ans. Elle était revenue passer quelques semaines au pays, heureuse de voir ses compatriotes voter massivement. Puis les tirs ont commencé.
« J’étais très contente de voir les Bissau-Guinéens aller voter. Mais quand j’ai entendu les tirs, je suis devenue très triste de voir mon pays replongé dans cette situation. »
Assise dans un café presque désert, elle secoue la tête, incrédule :
« La Guinée-Bissau est un pays très riche où toutes les conditions sont réunies pour bien vivre. Je ne comprends pas pourquoi on a toujours la violence dans la tête. »
Un quotidien brisé net
Dans ce pays où plus de 70 % de la population vit de l’économie informelle, chaque jour sans commerce est une catastrophe. Les petits commerçants n’ont ni salaire, ni épargne, ni filet de sécurité. Quand le marché ferme, c’est la faim qui s’installe.
Jeudi, la junte a bien ordonné la réouverture des marchés et des centres commerciaux. Mais la peur est plus forte que les ordres. Les clients ne reviennent pas. Les vendeurs non plus.
Sur les trottoirs, on discute à voix basse. On condamne le coup de force, mais sans colère spectaculaire. Juste une immense fatigue. Comme si le peuple bissau-guinéen portait sur ses épaules le poids de cinquante ans d’instabilité.
Et maintenant ?
Le général Horta N’Tam promet une transition d’un an. Mais combien de fois a-t-on entendu cela ? La communauté internationale observe, condamne mollement, menace de sanctions. La CEDEAO se réunira sans doute. Comme toujours.
Pendant ce temps, à Bissau, Mohamed range ses derniers savons invendus. Mamadou regarde l’horizon, les mains vides. Suncar pense déjà à reprendre l’avion pour Lisbonne, le cœur serré.
Ils ne demandent pas la lune. Juste un peu de paix. Juste la possibilité de travailler, de nourrir leurs enfants, de rêver à demain sans craindre les balles.
Mais en Guinée-Bissau, même cela semble encore trop demander.
À l’heure où ces lignes sont écrites, la situation reste extrêmement volatile. Les informations évoluent rapidement. Ce témoignage direct depuis les rues de Bissau montre cependant une chose avec certitude : au-delà des uniformes et des communiqués militaires, ce sont des familles entières qui paient le prix de l’instabilité chronique.
La Guinée-Bissau mérite mieux qu’un éternel recommencement.









