Imaginez-vous marcher dans la capitale d’un pays d’Afrique de l’Ouest un matin ordinaire… et découvrir que les rues sont totalement vides. Pas un écolier en uniforme, pas un taxi-moto klaxonnant, seulement le bruit lointain d’un pick-up militaire et des soldats postés à chaque carrefour. C’est exactement ce qu’ont vécu les habitants de Bissau ce jeudi matin, au lendemain d’un coup d’État aussi soudain que mystérieux.
Bissau sous haute surveillance : une ville fantôme
Le contraste est saisissant. Mercredi encore, la ville bruissait de l’attente des résultats électoraux. Vingt-quatre heures plus tard, elle ressemble à une cité sous couvre-feu permanent. Les grandes artères qui mènent habituellement au palais présidentiel sont quasi désertes. Seuls quelques passants pressés osent s’y aventurer.
Autour du palais, la présence militaire est écrasante. Des barrages, des véhicules blindés légers, des soldats en tenue de combat : tout indique que le pouvoir a changé de mains dans la violence et la précipitation. Les tirs nourris de la veille résonnent encore dans la mémoire collective.
Une nuit de patrouilles et d’angoisse
Dès la tombée de la nuit mercredi, des patrouilles motorisées ont sillonné la capitale. Phares allumés, mitrailleuses pointées, elles ont quadrillé les quartiers populaires et les zones stratégiques. Beaucoup d’habitants ont préféré rester cloîtrés chez eux, rideaux fermés, téléphone à portée de main pour suivre les rares informations qui circulaient.
Les écoles sont restées fermées. Les marchés, d’ordinaire grouillants dès l’aube, n’ont ouvert qu’avec prudence et très partiellement. La peur d’une nouvelle flambée de violence planait sur la ville entière.
Le président renversé et les élections suspendues
Le cœur du coup : l’arrestation du président sortant, Umaro Sissoco Embalo, et la suspension immédiate du processus électoral. Le pays votait pourtant le 23 novembre pour une présidentielle et des législatives cruciales. Les résultats provisoires étaient attendus précisément ce jeudi… ils ne viendront jamais.
En quelques heures, tout a basculé. Les militaires ont annoncé avoir pris le « contrôle total du pays ». Un message clair, délivré devant les caméras par le général Denis N’Canha, chef de la maison militaire de la présidence, entouré d’officiers en tenue de combat.
« Un Haut commandement pour la Restauration de l’ordre prend la direction du pays jusqu’à nouvel ordre. »
Général Denis N’Canha, mercredi soir
Une phrase qui résonne comme un retour vingt ans en arrière, quand les communiqués militaires succédaient aux bulletins de vote.
Qui sont les nouveaux maîtres de Bissau ?
C’est là que les zones d’ombre commencent. Le « Haut commandement » reste flou. On parle d’une installation officielle d’un responsable ce jeudi, mais aucune personnalité civile ou militaire de premier plan n’a encore été désignée publiquement comme nouveau chef de l’État.
Des sources militaires évoquent des divergences internes, des rivalités anciennes, peut-être même des règlements de comptes. Ce qui est certain, c’est que l’armée bissau-guinéenne, habituée aux interventions brutales dans la vie politique, a encore frappé.
Depuis l’indépendance en 1974, la Guinée-Bissau a connu :
- 4 coups d’État réussis
- Une quinzaine de tentatives ou mutineries
- Zéro transition démocratique complète sans intervention militaire
Un énième putsch dans le puzzle ouest-africain
Ce coup d’État ne sort pas de nulle part. Il s’inscrit dans une série inquiétante qui touche l’Afrique de l’Ouest depuis 2020. Mali (deux fois), Guinée Conakry, Burkina Faso (deux fois), Niger… la liste s’allonge dangereusement.
Partout les mêmes ingrédients : armée mécontente, classe politique accusée de corruption ou d’inefficacité, sentiment d’abandon des populations, et parfois influence extérieure discrète. La Guinée-Bissau, petit pays de deux millions d’habitants coincé entre le Sénégal et la Guinée, n’échappe pas à cette vague.
Pire : elle cumule les fragilités. Trafic de drogue en provenance d’Amérique latine, pauvreté extrême, institutions faibles… tout concourt à faire du pays un terrain favorable aux aventures militaires.
Et maintenant ? Les scénarios possibles
Plusieurs hypothèses circulent déjà dans les chancelleries et parmi les observateurs :
- Une transition militaire courte avec retour rapide à l’ordre constitutionnel (scénario officiellement promis à chaque fois… rarement tenu)
- Une junte qui s’installe durablement, à l’image du Mali ou du Burkina
- Des négociations sous pression régionale (CEDEAO) pour un gouvernement d’union
- Le risque, toujours présent, d’une contre-offensive ou d’une guerre factionnelle au sein même de l’armée
Pour l’instant, la CEDEAO n’a pas encore réagi officiellement, mais les téléphones doivent chauffer à Abuja et à Accra. Les sanctions, les menaces de suspension, les communiqués incendiaires risquent de pleuvoir dans les prochaines heures.
La population entre peur et résignation
Dans les quartiers populaires de Bissau, on oscille entre stupeur et fatalisme. « On savait que ça finirait comme ça », confie un habitant joint par téléphone. « À chaque élection, on espère que cette fois sera la bonne… et à chaque fois, les militaires reviennent. »
La jeunesse, pourtant mobilisée lors de la campagne, semble sonnée. Les réseaux sociaux, habituellement très actifs, tournaient au ralenti ce jeudi matin, signe d’une prudence générale face à la nouvelle autorité.
Et pendant ce temps, la vie tente de reprendre timidement. Quelques boutiques ont relevé leur rideau en fin de matinée. Des motos réapparaissent. Mais l’ombre des blindés plane toujours sur la capitale.
La Guinée-Bissau vient d’entrer dans un nouveau chapitre de son histoire tumultueuse. Combien de temps durera-t-il ? Qui sortira vainqueur de ce énième bras de fer entre fusils et bulletins de vote ? Une chose est sûre : à Bissau ce jeudi, le silence des rues en dit plus long que tous les communiqués militaires.









