Imaginez une salle de classe où des adolescents de 13 ou 14 ans débitent sans hésiter des mots comme « assassinat », « vengeance », « parrain » ou « racket » lorsqu’on leur parle de mafia. Cette scène n’a rien d’un film. Elle s’est déroulée récemment dans un collège d’Ajaccio, en Corse. Et elle révèle à quel point la réalité mafieuse imprègne déjà l’univers des plus jeunes sur l’île.
Une expérimentation pour ouvrir les yeux des adolescents
Dans cette région française qui détient le triste record métropolitain du nombre d’homicides par habitant, les autorités ont décidé de passer à l’action. Une initiative inédite vise à sensibiliser l’ensemble des élèves du secondaire, soit environ 16 000 jeunes âgés de 13 à 18 ans, dès l’année prochaine. L’objectif est clair : faire prendre conscience de la réalité insulaire et former les citoyens de demain.
Le recteur de l’académie de Corse l’affirme sans détour : il faut que les jeunes comprennent ce qui se passe autour d’eux. Vingt équipes criminelles exercent actuellement une emprise de type mafieux sur l’île, cherchant à contrôler les activités économiques les plus lucratives. Cette pression sourde pèse sur la société corse depuis des années.
Un cours pilote au collège Stiletto
Tout a commencé par une séance d’une heure dans un établissement ajaccien. Deux enseignantes volontaires, l’une de français et l’autre d’histoire-géographie, ont pris l’initiative. Devant leurs élèves, elles ont lancé le sujet sans détour. La séance était suivie à distance par un comité réunissant éducation nationale, justice, préfecture et collectivité territoriale.
Ce comité s’était d’ailleurs déplacé en Italie quelques semaines plus tôt pour observer un programme similaire. Car l’idée n’est pas nouvelle : outre-monts, l’éducation antimafia fait partie du cursus depuis longtemps. La Corse s’en inspire aujourd’hui pour adapter la méthode à son contexte.
Dans la salle, deux fresques murales sans légende accueillaient les élèves. L’une représentait les juges italiens Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, assassinés en 1992. L’autre portait le portrait de Chloé Aldrovandi, cette étudiante tuée par erreur en février 2025 à Ponte Leccia. Les adolescents ont immédiatement reconnu le lien avec la criminalité organisée.
Ce que les jeunes associent spontanément à la mafia
Lorsque les enseignantes ont écrit « mafia » au tableau, les mots ont fusé. Les élèves ont dressé un impressionnant nuage lexical :
- Trafic de drogue
- Organisation criminelle
- Assassinat
- Vol
- Armes
- Braquage
- Meurtre
- Secret
- Argent
- Vengeance
- Racket
- Menace
- Leader
- Parrain
- Chantage
- Représailles
- Peur
- Corruption
- Violence
- Prison
Ce vocabulaire précis et sombre surprend par sa richesse. Il montre que les adolescents ne découvrent pas le phénomène : ils le connaissent déjà, parfois trop bien. Certains termes comme « nourrice » ou « identité cachée » révèlent une familiarité inquiétante avec les mécanismes criminels.
En petits groupes, les élèves ont ensuite rédigé leur propre définition à partir de ces mots. Un exercice qui les a obligés à structurer leur pensée et à dépasser les clichés.
La définition officielle confrontée aux réalités
Les enseignantes ont ensuite présenté la définition retenue par les institutions corses. Elle décrit la mafia comme tout groupement organisé qui cherche à infiltrer la société civile et les institutions par la violence, la corruption ou la contrainte, dans le but de commettre des délits ou d’influencer les choix des citoyens et des élus.
Des questions concrètes ont émergé. « C’est quoi la corruption ? » a demandé une élève. La réponse, donnée avec une pointe d’humour par l’enseignante – « donner 200 euros pour une bonne note » –, a fait sourire mais aussi réfléchir. Car la corruption, dans sa forme insidieuse, touche parfois le quotidien.
Un extrait vidéo d’une manifestation antimafia récente à Ajaccio a été projeté. Les deux collectifs à l’origine de l’événement, Massimu Susini et « Maffia no, a vita iè » (Non à la mafia, oui à la vie), ont été présentés comme des acteurs clés de la résistance citoyenne.
Des chiffres qui donnent le vertige
Les enseignantes n’ont pas caché la réalité chiffrée. En 2024, l’île a connu 18 assassinats et 16 tentatives. Ces dernières années, 17 chefs d’entreprise et 12 élus ont été tués. Des chiffres qui pèsent lourd dans une communauté de 340 000 habitants.
Quelques chiffres clés sur la violence mafieuse en Corse :
- Record métropolitain d’homicides par habitant
- 20 équipes criminelles identifiées avec emprise mafieuse
- 18 assassinats et 16 tentatives en 2024
- 17 chefs d’entreprise assassinés ces dernières années
- 12 élus tués ces dernières années
Ces données, froides sur le papier, prennent une tout autre dimension quand elles sont évoquées devant des adolescents qui vivent sur cette même île.
Distinction entre violence nationaliste et criminalité mafieuse
Un moment important de la séance a concerné la distinction entre différentes formes de violence. Quand une enseignante a demandé s’il existait des bandes violentes en Corse, un élève a immédiatement cité le FLNC, le Front de libération nationale corse.
La réponse pédagogique a été claire : les violences nationalistes des années 80-90 n’ont rien à voir avec l’emprise mafieuse actuelle. L’une était politique, l’autre est purement criminelle et économique. Cette précision évite les amalgames et recentre le débat sur la réalité contemporaine.
Le cas de Chloé Aldrovandi a également été abordé avec prudence. Les enquêteurs estiment que les tueurs se sont trompés de cible. Un drame qui illustre la brutalité aveugle de certaines règlements de comptes.
Former le citoyen de demain
Pour les deux enseignantes, l’enjeu dépasse largement la transmission de connaissances. Il s’agit de former des citoyens capables de réfléchir et de comprendre la société dans laquelle ils évoluent. L’une d’elles confiera ensuite son étonnement : les élèves en savaient bien plus qu’elle ne l’imaginait.
Mais cet étonnement n’a rien de surprenant pour sa collègue. Les adolescents corses ne sont ni aveugles ni sourds. Ils grandissent dans un environnement où la menace mafieuse fait partie du paysage, même si elle reste souvent invisible au quotidien.
L’éducation antimafia vise précisément à transformer cette connaissance passive en conscience active. À faire en sorte que les jeunes refusent demain ce qu’ils subissent ou observent aujourd’hui.
Pourquoi cette initiative arrive-t-elle maintenant ?
La Corse traverse depuis plusieurs années une vague de violence particulièrement intense. Les assassinats touchent tous les milieux : entrepreneurs, élus, simples citoyens pris dans des erreurs tragiques. La société insulaire semble à un tournant.
Les manifestations antimafia se multiplient. Les collectifs citoyens gagnent en visibilité. Et les institutions, longtemps accusées de passivité, bougent enfin. L’école devient un levier majeur dans cette lutte de longue haleine.
En s’inspirant du modèle italien, où l’éducation antimafia a contribué à changer les mentalités sur plusieurs générations, la Corse espère semer les graines d’un refus collectif. Car la mafia ne prospère que dans le silence et la résignation.
Les droits fondamentaux menacés
Durant le cours, les élèves ont été invités à identifier quel droit fondamental la mafia remet en cause. Les réponses ont fusé : le droit à la sécurité, la liberté d’entreprendre. Des notions abstraites qui prennent soudain un sens très concret.
Car derrière les mots, il y a des vies brisées, des entreprises étouffées, des choix politiques influencés. La mafia ne se contente pas de tuer : elle paralyse toute une société en instillant la peur et la compromission.
En comprenant cela dès l’adolescence, les jeunes Corses pourraient devenir les acteurs d’un changement profond. Celui qui permettra peut-être, un jour, de briser le cycle de la violence.
Vers un déploiement à grande échelle
L’expérimentation du collège Stiletto n’est qu’un début. L’année prochaine, ce sont tous les établissements secondaires de l’île qui devraient proposer ce type de sensibilisation. Un défi logistique, mais surtout pédagogique.
Former les enseignants, adapter les contenus, évaluer l’impact : tout reste à construire. Mais l’enthousiasme des premiers acteurs semble réel. Et la motivation des institutions paraît sincère.
Reste à savoir si cette éducation portera ses fruits à long terme. Si elle parviendra à transformer la connaissance en refus, la peur en courage, la résignation en engagement. L’histoire le dira. Mais pour la première fois depuis longtemps, l’école corse s’attaque frontalement à l’un des maux les plus profonds de l’île.
Et cela, en soi, est déjà un signe d’espoir.









