Imaginez-vous fuir une averse torrentielle pour vous réfugier sous un abri de fortune, et soudain, des tirs nourris éclatent autour de vous. Une balle vous atteint, et votre vie bascule en un instant. C’est exactement ce qui est arrivé à un jeune homme de 25 ans originaire de la région Amhara, en Éthiopie. Son histoire, comme celle de tant d’autres, illustre le calvaire des civils pris dans un conflit impitoyable qui dure depuis près de trois ans.
Un conflit oublié au cœur de l’Éthiopie
La région Amhara, deuxième plus peuplée du pays avec environ 23 millions d’habitants, est devenue le théâtre d’affrontements violents entre l’armée fédérale et les milices populaires connues sous le nom de Fano. Ces groupes armés se présentent comme des forces d’autodéfense pour la communauté amhara. Pourtant, au milieu de ce chaos, les habitants ordinaires paient le prix le plus lourd.
Peu d’informations filtrent de cette zone en raison des risques élevés. Les ambassades étrangères déconseillent formellement les voyages dans la région, évoquant les combats incessants et les menaces d’enlèvements. Aucun bilan officiel des victimes n’a été publié, bien que les pertes humaines soient manifestement très élevées.
Les origines d’une guerre fratricide
Tout a commencé après la fin du conflit au Tigré, qui a ravagé le nord de l’Éthiopie de novembre 2020 à novembre 2022. Ce précédent affrontement a coûté la vie à plus de 600 000 personnes selon les estimations de l’Union africaine. Pendant cette guerre, de nombreux Amhara et les milices Fano avaient soutenu le gouvernement fédéral contre les autorités rebelles du Tigré, en raison d’anciennes rivalités ethniques.
Mais l’accord de paix signé en novembre 2022 a été perçu comme une trahison par beaucoup dans la communauté amhara. Les Fano estiment que leurs efforts n’ont pas été récompensés et que le gouvernement les a abandonnés. La tentative, en avril 2023, de désarmer ces milices et d’intégrer les forces régionales dans l’armée nationale a allumé la mèche.
Les combats ont alors explosé. Le gouvernement a imposé l’état d’urgence dans toute la région pendant près d’une année, sans pour autant parvenir à éteindre l’incendie. Aujourd’hui encore, la situation reste tendue, avec des phases d’accalmie précaires suivies de reprises violentes.
Pris entre deux feux : le quotidien des civils
Le jeune homme de 25 ans, ancien fermier, se souvient parfaitement de ce jour pluvieux où il a été blessé. Il s’était abrité quand les tirs ont commencé. Une balle a sectionné une veine importante dans sa jambe gauche. Transporté jusqu’à la capitale Addis-Abeba pour des soins, il a appris que sa jambe ne pourrait pas être sauvée. L’amputation a suivi, plongeant le jeune homme dans le désespoir.
Il ignore totalement qui a tiré : les forces fédérales ou les Fano ? Cette incertitude est partagée par de nombreuses victimes. Les deux camps se disputent le contrôle du territoire – les villes généralement aux mains de l’armée, les zones rurales souvent dominées par les milices. Les civils se retrouvent ainsi en première ligne, exposés aux dangers des deux côtés.
« Je ne comprends pas cette guerre. Quand on rencontre les Fano, ils disent se battre pour notre pays, l’Éthiopie. Et quand on rencontre les Forces de défense nationale, elles disent la même chose. »
Cette déclaration résume parfaitement la confusion et la frustration des habitants. Personne ne veut de ce conflit, mais tout le monde en subit les conséquences dramatiques.
Des exactions des deux côtés
Les accusations d’abus pleuvent sur les deux belligérants. Les milices Fano sont régulièrement pointées pour des enlèvements contre rançon, une pratique qui finance en partie leurs opérations. De leur côté, les forces fédérales sont critiquées pour l’utilisation de drones qui causent des dommages collatéraux importants parmi les populations civiles.
Les mines et engins explosifs improvisés ajoutent une couche supplémentaire de terreur. Un adolescent de 19 ans, originaire d’une ville proche de la capitale régionale Bahir Dar, en a fait la terrible expérience. Il conduisait son tuk-tuk, moyen de subsistance qu’il avait acquis après avoir quitté l’école à cause des combats, quand son véhicule a sauté sur une mine.
Sa jambe gauche a été déchiquetée. Amputé lui aussi, il a reçu une prothèse qui lui redonne un peu d’autonomie. Pourtant, son moral reste au plus bas : les ordres contradictoires des deux camps l’empêchent de reprendre une vie normale, même quand les combats s’apaisent temporairement dans sa zone.
Une crise humanitaire massive
Les chiffres donnent le vertige. Selon les organisations humanitaires, environ 4,5 millions d’enfants sont privés d’éducation dans la région Amhara en raison de la fermeture des écoles. Plus de 600 000 personnes ont été contraintes de fuir leur domicile, devenant des déplacés internes dans leur propre pays.
Les routes coupées empêchent souvent les blessés d’atteindre les centres médicaux. Dans un établissement soutenu par le Comité international de la Croix-Rouge à Bahir Dar, les techniciens orthopédiques travaillent sans relâche pour fabriquer et ajuster des prothèses. Le nombre de patients ne cesse d’augmenter depuis le début de l’insurrection.
Un technicien expérimenté confie que la pression est encore plus forte que pendant le conflit au Tigré. Les besoins sont immenses, et les ressources limitées peinent à suivre. Les psychologues qui accompagnent les victimes soulignent également les traumatismes profonds causés par cette violence continue.
Les conséquences sur les populations civiles :
- Amputations fréquentes dues aux balles, mines et explosions
- Abandon scolaire massif chez les enfants et adolescents
- Déplacements forcés touchant des centaines de milliers de personnes
- Difficultés d’accès aux soins en raison des zones de combat
- Traumatismes psychologiques profonds et durables
Une situation qui pourrait encore s’aggraver
Les responsables humanitaires sur place s’inquiètent d’une possible escalade dans les prochains mois. Les deux camps renforcent leurs capacités militaires, accumulant armes et combattants. Cette course à la puissance laisse présager une reprise plus intense des hostilités.
Même dans les zones où les combats se sont calmés, comme autour de certaines villes, la population reste sur le qui-vive. Les jeunes, en particulier, voient leur avenir hypothéqué. Celui qui a perdu sa jambe dans l’explosion de la mine a pu reprendre l’école, mais il reste profondément marqué.
Il décrit une existence faite d’obéissance alternée : quand un camp domine, on suit ses directives ; quand l’autre reprend le dessus, tout change à nouveau. Cette instabilité permanente use les esprits et brise les espoirs.
Des témoignages qui interpellent
Les voix des victimes portent un message universel : la guerre profite à personne, surtout pas à ceux qui vivent sur ces terres. Le jeune amputé de 25 ans dépend désormais entièrement de sa famille pour survivre. Son ancien métier de fermier lui est inaccessible. Il suit des séances de réhabilitation, apprend à marcher avec une prothèse, mais le chemin est long.
L’adolescent de 19 ans, lui, exprime une reconnaissance mêlée d’amertume. Sa nouvelle prothèse lui donne l’impression de « renaître », dit-il. Pourtant, le mot « désespéré » revient souvent dans ses propos. Comment envisager l’avenir quand l’école ouvre et ferme au gré des affrontements ?
« Quand un camp nous dit d’aller à l’école, nous y allons. Puis l’autre camp nous dit d’arrêter, et les combats reprennent. Voilà notre situation. »
Ces mots résonnent comme un appel au secours silencieux. Ils rappellent que derrière les stratégies militaires et les revendications politiques se cachent des vies humaines broyées.
Un appel à ne pas oublier l’Amhara
Alors que l’attention internationale s’est largement concentrée sur le conflit au Tigré, celui en Amhara reste dans l’ombre. Pourtant, les souffrances y sont tout aussi réelles et profondes. Les civils continuent de payer un tribut lourd à une guerre dont ils ne comprennent ni les enjeux ni les responsables.
Les organisations humanitaires font ce qu’elles peuvent avec des moyens limités. Mais la paix durable semble encore loin. Tant que les deux camps revendiqueront la légitimité exclusive de défendre l’Éthiopie, les habitants resteront pris entre deux feux, vulnérables et oubliés.
L’histoire de ces deux jeunes amputés n’est malheureusement pas isolée. Elle reflète le sort de milliers d’autres qui, jour après jour, tentent de survivre dans une région où la violence a devenu une routine tragique. Leur résilience force le respect, mais elle ne devrait pas être nécessaire dans un monde où la paix devrait être la norme.
En partageant ces témoignages, on espère que la lumière sera enfin faite sur ce conflit méconnu. Car tant que le silence persiste, les souffrances, elles, ne s’arrêtent jamais.
Dans un pays riche en histoire et en cultures, l’Amhara mérite mieux que d’être le théâtre d’une guerre fratricide. Les voix des civils doivent être entendues pour que, un jour peut-être, la paix revienne enfin.
(Note : cet article s’appuie sur des témoignages recueillis auprès de victimes directes et d’acteurs humanitaires présents sur le terrain. Les noms ont été conservés tels que rapportés, dans le respect de leur vécu.)









