Imaginez une île paradisiaque au cœur de la Méditerranée, ses plages turquoise, ses montagnes verdoyantes… et une ligne invisible qui la coupe en deux depuis un demi-siècle. Cinquante et un ans exactement depuis l’intervention turque de 1974. Jeudi dernier, quelque chose a bougé. Pour la première fois depuis longtemps, un vent d’espoir a soufflé sur Chypre.
Une rencontre historique sous les auspices de l’ONU
À Nicosie, dans la zone tampon surveillée par les Casques bleus, le président de la République de Chypre, Nikos Christodoulides, et le nouveau leader de la partie nord, Tufan Erhürman, se sont assis à la même table. Autour d’eux, l’émissaire onusienne Maria Angela Holguin et son équipe. Objectif : poser les bases d’une reprise sérieuse des négociations.
Ce n’était pas une simple prise de contact. Les deux hommes ont clairement affirmé leur volonté de relancer le processus de paix, gelé depuis l’échec de Crans-Montana en 2017. Mieux : ils ont accepté l’invitation du secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, à participer à une nouvelle réunion informelle dans les prochains mois.
Ils se sont engagés à continuer à travailler entretemps afin d’aboutir à des résultats tangibles, dans l’intérêt des Chypriotes grecs et des Chypriotes turcs.
Communiqué officiel de l’ONU
Un contexte politique nouveau
L’élection de Tufan Erhürman en octobre dernier a changé la donne. Contrairement à son prédécesseur Ersin Tatar, farouchement partisan d’une solution à deux États, le nouveau leader nord-chypriote se déclare ouvertement favorable à une fédération bicommunautaire et bizonale – la formule privilégiée depuis des décennies par l’ONU et l’Union européenne.
Cette convergence de vues avec Nikos Christodoulides crée une fenêtre d’opportunité rare. D’autant que les deux dirigeants ont déjà acté leur intention de se rencontrer « aussi souvent que nécessaire » d’ici la prochaine grande réunion.
Des gestes concrets déjà en marche
L’atmosphère n’est pas seulement faite de déclarations d’intention. Depuis plusieurs mois, des mesures de confiance se multiplient :
- Ouverture de nouveaux points de passage entre le nord et le sud
- Opérations conjointes de déminage dans la zone tampon
- Coopération accrue sur les questions humanitaires (recherche de personnes disparues, préservation du patrimoine)
Ces petits pas, salués par Antonio Guterres dès mars dernier comme créant une « atmosphère nouvelle », constituent aujourd’hui le socle sur lequel les négociateurs espèrent construire.
Pourquoi cette fois pourrait être la bonne
Plusieurs éléments laissent penser que le vent tourne :
- Une volonté politique affichée des deux côtés
- Un leadership renouvelé au nord, plus pragmatique
- Une implication personnelle d’Antonio Guterres
- Le soutien actif de l’Union européenne, via Johannes Hahn
- La fatigue des populations après cinquante ans de statu quo
Car au-delà des discours officiels, c’est bien la lassitude qui domine chez les Chypriotes. Les jeunes générations, nées après 1974, aspirent à circuler librement, à travailler, étudier, vivre sans barrière. Les familles séparées rêvent de retrouvailles durables. Les entrepreneurs veulent un marché unique.
Les obstacles restent nombreux
Il serait naïf de croire que tout est réglé. Les points de blocage historiques subsistent :
| Points de désaccord majeurs | Position grecque | Position turque / turco-chypriote | |
| Garanties de sécurité | Suppression du système de garanties (Turquie, Grèce, Royaume-Uni) | Maintien ou évolution du système actuel | |
| Troupes turques | Retrait total | Présence résiduelle ou départ progressif | |
| Rotations politiques | Présidence tournante acceptée sous conditions | Exigence d’une présidence tournante | |
| Territoire et réfugiés | Retour significatif de réfugiés grecs au nord | Compensation financière majoritaire |
Ces divergences ont fait échouer toutes les négociations depuis 2004 (plan Annan rejeté par les Chypriotes grecs) jusqu’à 2017. Elles n’ont pas disparu par magie.
L’Europe dans la balance
L’Union européenne suit le dossier de très près. Johannes Hahn, envoyé spécial pour Chypre, a rencontré Nikos Christodoulides juste après la réunion de jeudi et a parlé d’une « opportunité » à saisir. L’enjeu est double : stabiliser sa frontière orientale et, à terme, intégrer économiquement le nord de l’île.
Car la République de Chypre est membre de l’UE depuis 2004, mais le droit européen est suspendu dans la partie nord. Une réunification permettrait de lever cet anachronisme et d’ouvrir des perspectives économiques considérables (tourisme, énergie, commerce).
Et maintenant ?
Les prochains mois seront décisifs. Les équipes techniques des deux parties vont se remettre au travail. Des réunions bilatérales informelles sont prévues. L’objectif affiché : arriver à la table d’Antonio Guterres avec des avancées concrètes.
Pour la première fois depuis longtemps, les Chypriotes grecs et turcs regardent dans la même direction. Reste à transformer cet espoir fragile en réalité durable. L’histoire leur a appris la prudence, mais aussi qu’un jour, il faut savoir saisir sa chance.
Parce qu’après cinquante ans de division, Chypre mérite enfin la paix.









