Imaginez une enfant de douze ans, choisie pour incarner un rôle intense dans un film troublant, qui se retrouve piégée dans une relation toxique avec l’adulte censé la guider. Cette histoire n’est pas une fiction. Elle est celle d’Adèle Haenel et du réalisateur Christophe Ruggia, dont le procès en appel s’ouvre ce vendredi à Paris.
Cette affaire, révélée il y a plus de cinq ans, continue de secouer le monde du cinéma français et illustre avec force les dérives possibles derrière la caméra.
Une affaire qui a marqué le mouvement #MeToo en France
Lorsque Adèle Haenel prend la parole publiquement en novembre 2019, c’est une onde de choc. Pour la première fois, une actrice française de premier plan accuse ouvertement un réalisateur d’agressions sexuelles commises alors qu’elle était mineure.
Les faits remontent aux années 2001-2004, juste après le tournage du film Les Diables. Adèle Haenel, alors âgée de 12 à 14 ans, décrit des gestes répétés et non consentis lors de rendez-vous réguliers chez le cinéaste.
Ces accusations arrivent dans le sillage international du mouvement #MeToo et deviennent rapidement l’un des symboles les plus forts de sa version française dans le milieu du septième art.
Le film Les Diables, point de départ d’une relation trouble
Tout commence avec le casting. À 11 ans, Adèle Haenel est sélectionnée pour jouer le rôle principal dans Les Diables, un long-métrage qui raconte la fugue d’un frère et d’une sœur dont la relation dérive vers l’inceste.
Le scénario comporte des scènes particulièrement crues, avec des séquences de nudité et des gros plans sur le corps de la jeune comédienne. Plusieurs membres de l’équipe ont, par la suite, exprimé leur malaise face à l’attitude du réalisateur envers son actrice.
Ce film marque les débuts fulgurants d’Adèle Haenel au cinéma, mais il laisse aussi des traces profondes.
Après le tournage, les contacts se poursuivent. Christophe Ruggia invite régulièrement la jeune fille chez lui, le samedi après-midi, sous prétexte de discussions artistiques.
Des gestes répétés et une emprise durable
Adèle Haenel a décrit avec précision ces moments. Des caresses insistantes, des baisers forcés sur la bouche, des attouchements sur les cuisses et la poitrine.
Elle explique comment son corps se raidissait, comment elle se recroquevillait sur le canapé pour tenter d’échapper à ces contacts. À cet âge, face à un adulte qu’elle admirait et qui représentait l’autorité artistique, elle se sentait incapable de dire non.
Le tribunal de première instance a retenu l’idée d’une véritable emprise. Le réalisateur continuait d’exercer son ascendant, fruit de la relation nouée pendant le tournage.
L’adolescente n’avait ni les moyens ni la maturité pour s’extraire de cette dynamique de pouvoir.
« Et moi je me tends, mon corps se crispe, je me recroqueville dans un coin du canapé »
— Témoignage d’Adèle Haenel au procès
La défense catégorique de Christophe Ruggia
De son côté, le réalisateur de 60 ans a toujours nié les faits avec fermeté. Il affirme n’avoir jamais été attiré sexuellement par l’enfant.
Il évoque une relation purement artistique et mentorale, et décrit la jeune actrice comme dégageant une sensualité particulière, liée au rôle qu’elle incarnait.
Devant les juges, il a présenté les accusations comme un pur mensonge, suggérant qu’il aurait été choisi comme cible pour lancer le mouvement #MeToo en France.
Ces déclarations ont profondément heurté Adèle Haenel. Lors du procès en première instance, excédée par les dénégations répétées, elle a interrompu l’interrogatoire en criant avant de quitter la salle.
La condamnation en première instance
En décembre 2024, le tribunal correctionnel de Paris a tranché en faveur d’Adèle Haenel. Christophe Ruggia a été condamné à quatre ans de prison, dont deux ans ferme à purger sous bracelet électronique.
Le jugement a également ordonné une indemnisation de 15 000 euros pour le préjudice moral et 20 000 euros pour les frais de suivi psychologique engagés pendant des années.
Les magistrats ont souligné que le cinéaste avait profité de son autorité sur une actrice débutante, dans un contexte où l’emprise était évidente.
Insatisfait de cette décision, Christophe Ruggia a fait appel. C’est ce recours qui sera examiné ce vendredi à partir de 13h30.
Adèle Haenel, une carrière brisée et un engagement renforcé
Depuis les révélations, Adèle Haenel a radicalement changé de trajectoire. Après son rôle iconique dans Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma en 2019, elle a décidé de tourner le dos au cinéma.
Son départ spectaculaire de la cérémonie des César en 2020, lorsqu’elle a quitté la salle en protestation contre la récompense accordée à Roman Polanski, reste dans toutes les mémoires.
Aujourd’hui âgée de 36 ans et doublement césarisée, elle se consacre au théâtre et à un militantisme politique marqué à gauche.
Cette affaire a renforcé sa détermination à dénoncer les dysfonctionnements du milieu cinématographique et les violences faites aux femmes.
Un procès en appel sous haute tension
Ce nouveau chapitre judiciaire s’annonce intense. Les débats risquent de raviver les émotions vives déjà exprimées lors du premier procès.
La cour d’appel devra réexaminer l’ensemble des éléments : témoignages, expertises psychologiques, contexte du tournage.
La décision qui sera rendue pourrait confirmer la condamnation, l’alourdir ou, au contraire, relaxer le réalisateur.
Quelle que soit l’issue, cette affaire continuera d’alimenter les réflexions sur la protection des mineurs dans le monde artistique et sur les mécanismes d’emprise.
Les enjeux plus larges pour le cinéma français
Cette procédure ne concerne pas seulement deux individus. Elle interroge tout un système.
Comment protéger les jeunes comédiens sur les plateaux ? Quelles sont les limites acceptables dans la direction d’acteurs, surtout quand il s’agit d’enfants ?
Le malaise exprimé par certains adultes présents lors du tournage de Les Diables montre que des signaux d’alerte existaient déjà à l’époque.
Aujourd’hui, les consciences ont évolué. Des protocoles plus stricts sont mis en place, des cellules d’écoute créées. Mais le chemin reste long.
L’affaire Ruggia-Haenel, comme d’autres avant et après elle, participe à cette nécessaire remise en question collective.
Elle rappelle que derrière les œuvres, il y a des êtres humains, parfois très jeunes, qui méritent respect et protection.
Ce vendredi, tous les regards seront tournés vers la cour d’appel de Paris. Une nouvelle page s’écrira dans cette histoire douloureuse mais essentielle.
Quelle que soit la décision finale, le courage d’Adèle Haenel aura permis d’ouvrir un débat crucial et, espérons-le, de contribuer à rendre le cinéma plus sûr pour les générations futures.









