Imaginez qu’on vienne arracher un être cher à votre domicile, en pleine nuit, sans explication. Des décennies plus tard, la douleur reste intacte, et voilà qu’un événement politique vient la raviver brutalement. C’est ce que vivent aujourd’hui de nombreuses familles chiliennes après l’élection présidentielle remportée par José Antonio Kast, figure emblématique de l’extrême droite.
Une victoire qui réveille les fantômes du passé
Le scrutin du dimanche a porté au pouvoir un homme qui n’a jamais caché son admiration pour l’ancien régime militaire. Pour les victimes de la dictature qui a ensanglanté le Chili entre 1973 et 1990, cette arrivée prochaine au palais présidentiel sonne comme une menace directe sur des années de combat pour la vérité et la justice.
Des milliers de morts, des disparus dont on recherche encore les restes, des survivants marqués à vie par la torture : le bilan de cette période reste lourd. Et pourtant, une partie de la population a choisi de tourner cette page en élisant un leader qui défend ouvertement certains aspects de cette époque sombre.
Le témoignage poignant d’Alicia Lira
Alicia Lira avait 37 ans quand des militaires ont emporté son compagnon, Felipe Rivera, au printemps 1986. Elle a couru derrière les véhicules, criant son désespoir, mais elle ne l’a jamais revu. Son corps a été retrouvé, criblé de balles dans la tête.
Aujourd’hui âgée de 75 ans, elle porte toujours la photo de celui qu’elle appelle encore « mon amour » épinglée sur sa veste. La souffrance, dit-elle, reste aussi vive qu’au premier jour. L’élection récente lui donne envie de « pleurer d’impuissance ».
« La souffrance est toujours vive »
Présidente d’une association regroupant les familles de personnes exécutées pour raisons politiques, elle refuse d’abandonner. Son propre frère a été capturé et torturé sous le régime. Malgré son âge et sa canne, elle continue de marcher pour la mémoire.
Elle sortait justement d’une rencontre avec le président sortant de gauche quand elle a exprimé son inquiétude. Ce gouvernement représentait pour elle « une bouffée d’air », notamment grâce au plan national de recherche des disparus qu’il a impulsé.
Une grâce qui fait polémique
L’un des points les plus controversés concerne un projet de loi que le nouveau président pourrait soutenir. Il s’agit de gracier environ 140 anciens agents publics condamnés pour crimes contre l’humanité commis sous la dictature.
Parmi eux figure un nom particulièrement symbolique : celui d’un ex-officier condamné à plus de mille ans de prison pour des actes de torture et d’assassinats. Des visites rendues par le candidat à des détenus dans le passé refont surface et alimentent les craintes.
Des déclarations anciennes ressurgissent également, où il affirmait que « beaucoup de choses avaient été faites pour les droits humains » sous le régime militaire. Des mots qui choquent profondément les victimes et leurs proches.
L’histoire douloureuse de Gaby Rivera
Gaby Rivera n’était qu’une adolescente quand son père a disparu en 1975. Elle a passé plus d’années à le chercher qu’elle n’en a passé à ses côtés. Ce n’est qu’en 2001 qu’elle a retrouvé ses restes sur un site militaire, marqués par des traces de brûlures.
Elle se souvient encore du dernier baiser de bonne nuit. Dirigeante d’une association de familles de détenus disparus, elle qualifie d’« horrible » la perspective d’une grâce accordée aux responsables de ces crimes.
« J’ai passé plus de temps à chercher mon père qu’à vivre avec lui »
Ces histoires personnelles illustrent la profondeur du traumatisme national. Des familles entières ont été brisées, et la simple idée qu’on puisse effacer les responsabilités pénales ravive une douleur insupportable.
Un passé que l’extrême droite préfère éviter
Pendant la campagne, le thème de la dictature a été soigneusement évité par le camp vainqueur. Jeune, le nouveau président avait pourtant soutenu publiquement le maintien au pouvoir des militaires lors du plébiscite de 1988.
Mais ce scrutin historique avait vu la majorité des Chiliens voter contre la prolongation du régime, ouvrant la voie au retour de la démocratie. Trente-cinq ans plus tard, l’extrême droite revient au pouvoir par les urnes.
Des analystes estiment que l’élection s’est jouée malgré, et non grâce à, ces positions historiques. D’autres questions, comme la sécurité ou l’économie, ont probablement pesé plus lourd dans le choix des électeurs.
Le rôle crucial du Musée de la Mémoire
Au cœur de Santiago se dresse un lieu symbolique : le Musée de la Mémoire. Il redonne dignité aux victimes et rappelle constamment que de telles violations ne doivent jamais se reproduire.
Sa directrice insiste sur l’importance de préserver cette histoire dans un pays encore fracturé par ces blessures. Beaucoup craignent aujourd’hui une réduction des budgets alloués à cette institution et à des centaines d’autres structures similaires.
Ce musée n’est pas qu’un bâtiment : c’est un acte de résistance contre l’oubli. Il accueille des témoignages, des objets, des photos qui racontent l’horreur mais aussi la résilience des survivants.
Les défis à venir pour les défenseurs des droits humains
Pour les associations, l’arrivée d’un gouvernement marqué à l’extrême droite signifie qu’il faudra redoubler d’efforts. Les avancées obtenues ces dernières années, souvent lentes et partielles, pourraient être remises en cause.
La justice a été qualifiée de « mesquine et tardive » par certains. Des responsables de crimes graves circulent encore librement, d’autres ont bénéficié de peines allégées. Le combat continue, mais dans un contexte bien plus hostile.
Alicia Lira l’affirme avec détermination : il faudra « avoir encore plus de force et continuer ». Son message résonne comme un appel à la mobilisation pour toutes les personnes engagées dans cette quête de vérité.
Une société toujours divisée
Le Chili d’aujourd’hui reste profondément clivé sur son passé. D’un côté, ceux qui voient dans le régime militaire une période d’ordre et de progrès économique. De l’autre, ceux qui n’oublient pas les violations massives des droits fondamentaux.
Cette fracture n’est pas nouvelle. Elle traverse les familles, les quartiers, les générations. L’élection récente ne fait que l’exacerber, montrant que la réconciliation nationale est loin d’être achevée.
Les prochaines années diront si le pays parviendra à avancer sans renier sa mémoire ou si les tensions du passé resurgiront avec plus de force. Ce qui est certain, c’est que les voix des victimes continueront de se faire entendre.
Le bilan humain de la dictature reste accablant :
- Plus de 3 200 morts ou disparus
- Des dizaines de milliers de personnes torturées
- Des centaines de milliers d’exilés
- Des familles brisées à jamais
Ces chiffres ne sont pas que des statistiques : derrière chacun se cache une histoire personnelle de souffrance.
Dans ce contexte, les associations jouent un rôle essentiel. Elles accompagnent les familles, documentent les cas, maintiennent la pression sur les institutions. Leur travail, souvent dans l’ombre, est indispensable pour que la mémoire ne s’efface pas.
La transition démocratique chilienne a été saluée comme un modèle dans le monde. Mais les zones d’ombre persistent, et l’élection récente met en lumière les limites de cette réconciliation apparente.
Les victimes et leurs descendants refusent de baisser les bras. Leur détermination, forgée dans des décennies de lutte, pourrait bien être le rempart le plus solide contre tout retour en arrière.
Le Chili entre dans une nouvelle ère politique. Les regards du monde entier sont tournés vers ce pays qui, une fois de plus, doit affronter ses démons pour construire son avenir.
La question reste entière : le pays parviendra-t-il à honorer ses victimes tout en avançant, ou les divisions du passé continueront-elles de peser sur son présent ? Les prochains mois apporteront sans doute des éléments de réponse.









