Imaginez un pays coupé en deux. D’un côté, une femme de 51 ans née dans un quartier populaire de Santiago, devenue veuve à 21 ans et qui a cueilli des fruits pour payer ses études. De l’autre, un avocat de 59 ans, père de neuf enfants, issu d’une famille d’immigrants allemands et admirateur assumé de la dictature Pinochet. Dimanche prochain, le Chili va choisir entre Jeannette Jara et José Antonio Kast. Jamais une élection n’a semblé aussi clivante.
Un second tour qui cristallise toutes les fractures chiliennes
Le premier tour a parlé : aucun candidat n’a franché la barre des 50 %. Les Chiliens retournent aux urnes le dimanche 19 décembre pour départager deux projets que tout oppose. Sécurité et expulsion massive des migrants sans papiers pour l’un, justice sociale et réduction du temps de travail pour l’autre. Entre ces deux lignes, il y a cinq années de convulsions sociales, deux tentatives ratées de nouvelle Constitution et une criminalité qui explose. Le vainqueur héritera d’un pays profondément divisé.
José Antonio Kast, l’ultraconservateur qui mise tout sur l’ordre
À 59 ans, José Antonio Kast est le favori des derniers sondages. Issu d’une fratrie de dix enfants, il est le fils d’un ancien officier de l’armée allemande arrivé au Chili après 1945. Sa famille a bâti un empire dans la charcuterie. Avocat de formation, il a passé seize ans au Congrès avant de claquer la porte du parti conservateur traditionnel, jugé trop mou.
En 2019, il fonde le Parti républicain, une formation d’extrême droite dont il reste le leader incontesté. Catholique fervent, membre du mouvement Schönstatt, il défend des valeurs ultraconservatrices : opposition farouche à l’avortement, au mariage pour tous, au divorce facile. Marié et père de neuf enfants, il cultive une image de rigueur et de calme qui le distingue des figures plus explosives comme Bolsonaro ou Milei.
« Il est perçu comme très sobre, très pragmatique, très posé et calme »
Amanda Marton, co-autrice de Kast, l’extrême droite à la chilienne
Son programme tient en une promesse centrale : remettre de l’ordre. Pour lui, la hausse de la criminalité est directement liée à l’immigration irrégulière. Il promet des expulsions massives, même si cela doit se faire par la force.
« Si cela ne se fait pas volontairement, nous irons les chercher », a-t-il lancé lors d’un meeting. Il cite en modèle le Salvador de Nayib Bukele, l’Italie de Giorgia Meloni et la Hongrie de Viktor Orbán. Trois pays où la fermeté sécuritaire a payé électoralement.
Derrière l’image policée, ses adversaires rappellent son admiration jamais reniée pour Augusto Pinochet. Un nom qui divise encore profondément les Chiliens plus de trente ans après la fin de la dictature.
Jeannette Jara, l’espoir populaire de la gauche modérée
À l’opposé, Jeannette Jara incarne une trajectoire radicalement différente. Née dans un quartier populaire du nord de Santiago, elle a été élevée par ses grands-parents. À 14 ans, elle adhère au Parti communiste chilien. À 19 ans, elle se marie. À 21 ans, elle devient veuve après le suicide de son mari. Pour survivre, elle enchaîne les petits boulots : cueilleuse de fruits, caissière.
Rien ne la prédestinait à devenir ministre, encore moins candidate à la présidence. Pourtant, sous le mandat de Gabriel Boric, elle a marqué les esprits comme ministre du Travail. C’est elle qui a porté la réduction historique de la semaine de travail de 45 à 40 heures. C’est elle encore qui a lancé la réforme des retraites privées, un serpent de mer depuis trente ans.
« Pour la première fois, une personne issue des milieux populaires peut accéder au pouvoir »
Jeannette Jara, quelques jours avant le premier tour
Communiste, oui, mais pas orthodoxe. Elle se dit en désaccord avec les régimes de Cuba et du Venezuela, qu’elle ne considère pas comme démocratiques. Une prise de distance rare dans son parti et qui lui vaut le surnom de « dissidente ».
Ses proches la décrivent comme une femme de dialogue, capable de dépasser ses convictions pour trouver des compromis. Qualité rare en politique, surtout à gauche où les divisions ont souvent fait perdre les élections.
Deux visions de la sécurité et de l’immigration
Sur les sujets qui préoccupent le plus les Chiliens – criminalité et immigration – les deux candidats surprennent. José Antonio Kast promet une ligne ultra-dure, avec expulsions forcées et renforcement militaire des frontières. Jeannette Jara, elle, parle aussi de renforcer les contrôles migratoires et de lutter contre la délinquance. Une convergence qui montre à quel point la gauche a dû s’adapter à l’air du temps.
Mais les moyens diffèrent radicalement. Là où Kast veut la manner ferme, Jara mise sur plus de police de proximité et des programmes sociaux pour casser les cercles de violence. Un débat classique entre répression et prévention.
Les promesses économiques qui peuvent faire basculer l’élection
Sur le plan social, l’écart est abyssal. Jeannette Jara propose d’augmenter le salaire minimum de 250 dollars environ pour atteindre près de 800 dollars. Elle veut aussi renforcer les droits des travailleurs et poursuivre la réforme des retraites. Des mesures qui parlent directement aux classes populaires et moyennes inférieures.
José Antonio Kast, lui, met l’accent sur la baisse des impôts et la liberté d’entreprendre. Il promet de protéger la propriété privée et de réduire la bureaucratie. Un discours qui séduit les classes moyennes supérieures et les entrepreneurs, inquiets des réformes de gauche du mandat Boric.
| Thème | Jeannette Jara | José Antonio Kast |
| Salaire minimum | Augmentation à ~800 $ | Statu quo ou baisse charges |
| Temps de travail | Maintien 40 h | Flexibilité accrue |
| Immigration | Contrôles renforcés + régularisation encadrée | Expulsions massives |
| Sécurité | Plus de police + prévention | Main dure, modèle Bukele |
| Valeurs sociétales | Progressistes modérées | Ultracatholiques conservatrices |
Ce tableau résume à lui seul l’ampleur du choix qui s’offre aux Chiliens.
Une campagne sous haute tension
À cinq jours du scrutin, la tension est palpable. Les deux candidats sillonnent le pays dans des meetings aux ambiances radicalement différentes. Chez Kast, des foules bien habillées, beaucoup de drapeaux chiliens et des discours sur l’ordre moral. Chez Jara, des rassemblements populaires, des familles, des syndicats et l’espoir d’une Chili plus juste.
Les sondages restent serrés. Certains donnent Kast légèrement devant, d’autres parlent d’égalité parfaite. Tout peut basculer dans les derniers jours. Les indécis, estimés entre 8 et 12 %, seront les véritables arbitres de cette élection.
Dimanche soir, le Chili saura s’il tourne la page de cinq années de gauche ou s’il bascule vers une droite dure qu’il n’a plus connue depuis la fin de la dictature. Une chose est sûre : quel que soit le vainqueur, gouverner ce pays profondément fracturé sera un défi titanesque.
Le monde entier regardera Santiago dans la nuit de dimanche à lundi. Car au-delà du Chili, c’est aussi un peu le visage de l’Amérique latine qui se joue.









