Dix ans après l’attentat meurtrier contre Charlie Hebdo, les caricaturistes sont confrontés à un nouveau défi de taille : lutter contre l’indifférence grandissante envers leur art et la liberté d’expression. Selon Laurent Bihl, spécialiste de la satire et enseignant à la Sorbonne, la peur reste présente dans le milieu, mais la censure ne vient plus tant des lois que d’une « vindicte en pointillés » sur les réseaux sociaux et de la menace terroriste.
Un avant et un après Charlie Hebdo
L’attaque contre Charlie Hebdo en 2015, suivie de l’assassinat de Samuel Paty en 2020, a profondément marqué le monde de la caricature. Au lieu d’ouvrir de nouveaux espaces de liberté, ces événements tragiques ont conduit à une autocensure croissante chez les dessinateurs, poussés non plus par un durcissement des lois mais par la pression des réseaux sociaux et la peur des représailles.
Des institutions autrefois garantes de la satire ont même fini par l’abandonner, à l’image du New York Times qui a cessé de publier des caricatures en 2019, ou de Canal+ qui a mis fin aux Guignols de l’info en 2018, trois ans seulement après l’attentat contre Charlie Hebdo. Un silence assourdissant qui en dit long sur l’état d’esprit ambiant.
La complexité du dessin satirique à l’ère d’Internet
Si le dessin paraît simple au premier abord, sa réception est en réalité extrêmement complexe, d’autant plus à l’ère des réseaux sociaux. Comme l’explique le dessinateur suisse Chappatte, « le dessin est local mais l’image est mondiale ». Autrefois cantonné aux kiosques et acheté par un public averti, le dessin satirique se retrouve aujourd’hui propulsé aux quatre coins du monde via Internet, suscitant des réactions d’incompréhension, voire de rejet violent, dans des pays où la satire locale est muselée.
Une évolution inquiétante de la tolérance
Plus que la sécularisation croissante de nos sociétés, c’est notre rapport même à la tolérance qui a changé ces dernières années. Là où l’on acceptait autrefois de rire de tout au nom de la liberté d’expression et de l’intérêt général, quitte à choquer, on cherche désormais à ne froisser personne. Une dérive bien-pensante qui, sous couvert de respect de l’autre, conduit en réalité à pointer du doigt son voisin de façon anonyme sur les réseaux sociaux.
La noblesse de la caricature est qu’elle s’avance non masquée.
Laurent Bihl
Le rire, une arme à double tranchant
Bien sûr, le rire peut aussi être un instrument de domination au service des puissants, comme l’ont montré par le passé certaines campagnes antisémites ou l’humour colonial. Mais rien ne justifie la violence comme réponse. Face aux dérives, la satire doit au contraire se défendre par le débat, la contre-attaque satirique ou le recours en justice.
Au-delà des menaces physiques, c’est aussi le poids économique de certains grands médias qui fait peser un risque sur la liberté d’expression satirique. Face à ces mastodontes, difficile pour les petits journaux fragiles de riposter à armes égales.
La caricature, un regard décalé pour lutter contre l’indifférence
Plus qu’une simple provocation, la caricature offre un regard aiguisé et décalé sur notre société. Sa violence apparente vise à nous interpeller dans un monde saturé d’images éphémères. En détournant notre attention, elle nous force à affronter ce que nous préférerions ne pas voir, à l’image du petit Aylan échoué sur une plage en Turquie en 2015.
Loin d’être une anti-image, la caricature se veut avant tout un rempart contre l’indifférence et un aiguillon pour notre conscience collective. Dix ans après Charlie, les dessinateurs satiriques n’ont pas dit leur dernier mot. Mais pour continuer à jouer pleinement leur rôle, ils ont plus que jamais besoin de notre soutien face aux pressions multiples qui pèsent sur leur art et leur liberté.