Imaginez une place entière qui hurle « Mafia ! » à l’unisson, des dizaines de milliers de voix qui font trembler les façades du Parlement. Lundi soir, Sofia a vécu l’une des manifestations les plus imposantes depuis des années. Au cœur de la colère : le projet de budget 2026, accusé de nourrir la corruption plutôt que de soulager les Bulgares.
Une colère qui monte depuis des semaines
Déjà le 26 novembre, la capitale avait connu69 vu des milliers de personnes défiler contre les mêmes mesures. Mais ce lundi, le mouvement a franché un cap. Les organisateurs parlent de la plus grande mobilisation depuis les grandes protestations anti-corruption de 2020. Et pour cause : le pays le plus pauvre de l’Union européenne se prépare à adopter l’euro le 1er janvier prochain… avec un budget que beaucoup jugent scandaleux.
Augmentation des salaires dans le secteur public, hausse des cotisations sociales, nouvelles taxes : sur le papier, certaines mesures paraissent presque généreuses. Pourtant, dans la rue, on crie à l’arnaque. Pour les manifestants, injecter plus d’argent public dans un système gangréné par la corruption revient à engraisser les mêmes réseaux qui pillent le pays depuis trente ans.
Quand la manifestation bascule dans la violence
La journée avait pourtant commencé dans le calme. Familles, étudiants, retraités, tous rassemblés sur la grande place devant le Parlement. Les pancartes clamaient « Nous voulons un pays européen » ou « Démission ! ». Une étudiante de 21 ans, Ventsislava Vasileva, résumait l’état d’esprit général :
« Nous sommes ici pour notre avenir. Nous voulons être un pays européen, pas un pays gouverné par la corruption et la mafia. »
Puis la tension est montée d’un cran. En fin de rassemblement, un groupe de manifestants masqués s’est détaché pour viser des cibles précises : le siège du DPS (Mouvement pour les droits et les libertés), parti accusé de soutenir le gouvernement en sous-main, et un bureau local du GERB, le parti au pouvoir. Pierres, bouteilles, pétards : les vitres ont volé en éclats.
La police a répondu avec des grenades lacrymogènes. Des interpellations ont eu lieu sous les yeux des journalistes. Quelques minutes plus tard, des scènes similaires se déroulaient dans d’autres villes du pays. L’image d’une Bulgarie au bord du chaos faisait déjà le tour des réseaux.
Le président entre dans la danse
Roumen Radev, le président bulgare, n’a pas tardé à réagir. Sur Facebook, il a qualifié les violences de « provocation » tout en pointant directement la responsabilité du gouvernement :
« Il n’y a qu’une manière de s’en sortir : la démission et des élections anticipées. »
Une prise de position lourde de sens. Roumen Radev, élu en 2016 et réélu en 2021, s’est souvent posé en rempart face aux gouvernements successifs accusés de compromission. Son appel risque de cristalliser encore plus la crise.
Un budget qui cristallise toutes les frustrations
Pourquoi tant de haine contre un simple projet de loi de finances ? Parce qu’en Bulgarie, le mot « budget » résonne comme un symbole de tous les dysfonctionnements. Selon l’indice de perception de la corruption de Transparency International, le pays figure régulièrement dans le trio de tête des États membres les plus corrompus de l’UE, aux côtés de la Hongrie et de la Roumanie.
Les scandales s’enchaînent depuis des années : marchés publics truqués, fonds européens détournés, oligarques intouchables. Dans ce contexte, toute augmentation de la dépense publique est perçue comme une nouvelle aubaine pour les mêmes réseaux.
Les points les plus contestés du projet de budget 2026 :
- Hausse des cotisations sociales pour les employeurs
- Nouvelles taxes sur certains secteurs
- Augmentation significative des salaires dans l’administration
- Manque de mesures fortes contre l’évasion fiscale
Face à la pression, le gouvernement a déjà promis des amendements cette semaine et juré de retirer les mesures les plus controversées. Mais pour beaucoup dans la rue, il est trop tard. La défiance est totale.
L’euro en toile de fond
Le timing est explosif. Dans moins d’un mois, la Bulgarie deviendra le 21e membre de la zone euro. Ce sera le premier budget du pays calculé en euros. Un symbole fort pour un État qui espérait que l’adoption de la monnaie unique marquerait enfin son ancrage définitif dans l’Europe « qui fonctionne ».
Mais aujourd’hui, l’entrée dans la zone euro risque de se faire sur fond de chaos politique. Une image désastreuse pour Bruxelles, qui a pourtant validé le processus d’adhésion il y a quelques mois à peine.
Vers une chute du gouvernement ?
La question n’est plus de savoir si le gouvernement va reculer sur le budget, mais s’il va tout simplement survivre à cette crise. Les appels à la démission se multiplient. Les partis d’opposition sentent le vent tourner. Et dans les rues, la colère ne semble pas près de retomber.
Depuis 2020, la Bulgarie enchaîne les scrutins anticipés. Quatre élections législatives en deux ans, des gouvernements qui tombent comme des dominos. Cette fois encore, le scénario d’une nouvelle dissolution plane sérieusement.
Dans les cafés de Sofia, on parie déjà sur la date des prochaines élections. Beaucoup espèrent que 2026 marquera enfin un vrai tournant. D’autres, plus cyniques, craignent que le système ne se régénère une fois de plus avec les mêmes visages.
Une chose est sûre : la jeunesse bulgare, celle qui remplissait la place lundi soir, n’est plus prête à attendre. Elle veut un pays normal. Un pays où l’argent public ne disparaît pas dans les poches des puissants. Un pays, enfin, qui ressemble à l’Europe dont on lui a tant parlé.
Et si cette colère-là était le début de quelque chose de plus grand ?









