Imaginez une capitale paralysée un lundi soir, des dizaines de milliers de personnes convergeant vers le centre, des slogans qui résonnent jusqu’aux fenêtres des ministères, et le lendemain… le Parlement qui retire en urgence le projet de budget de l’année suivante. C’est exactement ce qui vient de se produire en Bulgarie. Un événement si rare qu’il marque déjà l’histoire politique récente du pays.
Un retrait de budget historique face à la rue
Mercredi, l’Assemblée nationale bulgare a pris une décision sans précédent : retirer purement et simplement le projet de loi de finances pour 2026. Le vote a été massif, 201 voix pour sur les 240 députés que compte le Parlement, toutes tendances confondues. Même les partis au pouvoir ont soutenu cette démarche, pourtant demandée par l’opposition et imposée par la pression populaire.
Ce geste spectaculaire vise avant tout à désamorcer une crise qui menaçait de faire tomber le gouvernement et de plonger le pays dans de nouvelles élections anticipées – les huitième en cinq ans. Le gouvernement a d’ores et déjà annoncé qu’un nouveau texte serait présenté très rapidement, mais le mal est fait : la confiance est rompue.
Des manifestations d’une ampleur inattendue
Lundi soir, Sofia a revécu les grandes heures de la contestation populaire. Il faut remonter à l’été 2020 pour retrouver une mobilisation comparable. À l’époque déjà, la rue réclamait la tête du Premier ministre conservateur et la fin d’un système gangréné par la corruption. Cinq ans plus tard, le même sentiment de ras-le-bol a resurgi, encore plus fort.
Les images parlent d’elles-mêmes : des colonnes interminables de manifestants, des drapeaux bulgares et européens, des pancartes accusant le pouvoir de piller le pays. Les organisateurs ont parlé de plusieurs dizaines de milliers de participants, un chiffre confirmé par les autorités qui, pour une fois, n’ont pas cherché à minimiser.
La soirée s’est terminée dans la violence. Des groupes isolés ont lancé pierres, bouteilles et pétards sur les forces de l’ordre. Trois policiers ont été blessés, plus de soixante-dix personnes interpellées. Le parquet a rapidement inculpé quatorze jeunes adultes pour hooliganisme. L’opposition, elle, dénonce des provocateurs infiltrés.
Le budget qui a mis le feu aux poudres
Au cœur de la colère : un projet de budget jugé antisocial et surtout suspect. Le texte prévoyait une hausse des cotisations sociales et une augmentation de la taxation des dividendes. Des mesures techniques en apparence, mais qui ont immédiatement été interprétées comme une manœuvre pour remplir les caisses… et cacher d’éventuels détournements.
La coalition « Nous poursuivons le changement – Bulgarie démocratique », arrivée deuxième aux dernières législatives, n’a pas mâché ses mots. Ses leaders accusent le pouvoir de vouloir faire payer les citoyens ordinaires tout en protégeant les circuits de corruption qui gangrènent les institutions depuis des décennies.
« Ce budget n’est qu’un écran de fumée pour continuer à piller l’État »
Déclaration de la coalition d’opposition lors de sa conférence de presse
Un retour douloureux du passé
Le paradoxe est cruel. Le parti GERB, emmené par l’inoxydable Boïko Borissov, était revenu au pouvoir en 2025 après sept scrutins anticipés consécutifs. Beaucoup pensaient que cette fois serait la bonne, que la page de l’instabilité chronique était tournée. Moins d’un an plus tard, le spectre des manifestations et des urnes anticipées resurgit.
Les Bulgares ont la mémoire longue. Ils se souviennent des grandes manifestations de 2020, des mois de mobilisation, des espoirs déçus et de l’enchaînement infernal d’élections qui a suivi. Voir le même scénario se reproduire alors que le pays s’apprête à adopter l’euro le 1er janvier prochain a quelque chose de tragique.
L’euro en toile de fond d’une crise nationale
Le timing ne pouvait pas être pire. Dans moins d’un mois, la Bulgarie deviendra le vingtième membre de la zone euro. Le budget 2026 sera donc le tout premier établi en euros. Un symbole fort pour un pays qui espérait tourner la page des difficultés économiques et de l’image désastreuse en matière de corruption.
Mais aujourd’hui, c’est tout l’inverse qui se produit. Transparency International classe toujours la Bulgarie parmi les États membres de l’Union européenne les plus touchés par la corruption. Cette crise vient rappeler brutalement que les vieux démons n’ont pas disparu, même à la veille d’un rendez-vous historique avec la monnaie unique.
Motion de censure en embuscade
L’opposition ne compte pas s’arrêter là. La coalition réformatrice a déjà prévenu : une motion de censure pourrait être déposée dès cette semaine. Si elle était votée, le gouvernement tomberait et de nouvelles élections seraient inévitables. Un scénario catastrophe à quelques semaines de Noël et de l’entrée dans la zone euro.
Le retrait du budget a temporairement sauvé la mise, mais la fracture entre le pouvoir et une partie de la population semble irrémédiable. Le gouvernement marche sur des œufs : il doit présenter un nouveau texte rapidement, sans les mesures impopulaires, tout en évitant de donner l’impression de céder totalement à la rue.
Que nous dit cette crise de la Bulgarie d’aujourd’hui ?
Ce qui se joue à Sofia dépasse largement un simple désaccord budgétaire. C’est toute la question de la confiance dans les institutions qui est posée. Après des années d’instabilité, de promesses non tenues et de scandales, une partie des Bulgares ne croit plus aux discours lénifiants.
La rapidité avec laquelle la mobilisation a pris de l’ampleur montre que le mécontentement couvait depuis longtemps. Les réseaux sociaux, les groupes citoyens, les associations anticorruption ont joué un rôle déterminant dans l’organisation express de ces rassemblements. La société civile bulgare a appris de 2020 : elle est plus structurée, plus réactive.
Enfin, cette crise intervient dans un contexte européen particulier. La Bulgarie est sous surveillance accrue de Bruxelles concernant l’État de droit et la lutte anticorruption, deux conditions sine qua non pour bénéficier pleinement des fonds européens. Un nouvel épisode d’instabilité risque de compliquer sérieusement les relations avec les partenaires européens.
Le retrait du projet de budget 2026 n’est qu’un épisode – spectaculaire, certes – d’une longue série. La question essentielle reste entière : la Bulgarie parviendra-t-elle enfin à briser le cercle vicieux de la corruption et de l’instabilité politique ? Ou assisterons-nous, une fois de plus, à un simple report du problème ? Les prochaines semaines seront décisives.
Pour l’instant, une chose est sûre : la rue a gagné une bataille. Reste à savoir si elle gagnera la guerre contre un système que beaucoup jugent à bout de souffle.









