Imaginez vivre dans la capitale de l’Europe… sans gouvernement régional depuis plus de cinq cents jours. Les rues sont toujours là, les trams circulent, les cafés servent leurs bières, mais derrière la façade, tout est en pause. C’est la réalité brutale que vivent les 1,2 million d’habitants de Bruxelles depuis les élections du 9 juin 2024.
Un record qui fait mal à la Belgique entière
Ce mardi, la Région de Bruxelles-Capitale égalera le triste record de 541 jours sans exécutif de plein exercice détenu par l’État fédéral entre 2010 et 2011. Un record dont personne ne voulait. Et pourtant, rien ne bouge. Les négociations patinent, les partis se regardent en chiens de faïence, et la population paie l’addition.
Lundi, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées pour dire stop. Sous les slogans « Plus de courage, moins de lâcheté ! » et « Il faut accélérer et atterrir », elles ont réclamé la fin de cette paralysie qui gangrène la vie quotidienne.
Pourquoi Bruxelles est-elle si difficile à gouverner ?
Pour comprendre l’ampleur du problème, il faut plonger dans la mécanique belge, aussi complexe qu’un puzzle en trois dimensions. Le Parlement bruxellois compte 89 élus issus de 14 partis différents. Déjà là, former une majorité relève du casse-tête.
Mais ce n’est pas tout. À Bruxelles, il existe une règle unique : la double majorité. Les francophones (72 élus) doivent trouver un accord entre eux, les néerlandophones (17 élus) doivent faire de même, puis les deux groupes doivent se mettre d’accord ensemble. Un système censé protéger la minorité flamande… mais qui, aujourd’hui, bloque tout.
Résultat ? Depuis dix-huit mois, les partis pourtant en position de gouverner – notamment le MR et le PS – n’arrivent pas à s’entendre. Le principal point de crispation : l’assainissement des finances publiques. Chacun campe sur ses positions, et la région reste sans capitaine.
Des conséquences très concrètes sur le terrain
Ce n’est pas qu’une histoire de chaises musicales au pouvoir. L’absence de budget voté crée une cascade de problèmes bien réels.
« Environnement, mobilité, accès au logement : quantité de politiques sont en stand-by. La région ne prend plus en charge les grands enjeux d’aujourd’hui. »
Nicolas Hemeleers, collectif Respect Brussels
Dans les faits, sans gouvernement, pas de nouveaux projets, pas de grandes décisions, et surtout pas de budget annuel digne de ce nom. On fonctionne au système des « douzièmes provisoires » : chaque mois, la région ne peut dépenser que 1/12e du budget de l’année précédente. Impossible d’investir, difficile même de maintenir l’existant.
Des secteurs entiers au bord de l’asphyxie
Prenez la culture. Le futur musée Kanal-Centre Pompidou doit ouvrir fin 2026. Mais sans budget régional validé, les équipes vivent dans l’incertitude la plus totale.
Adrien Nuttens, qui y travaille, témoigne : les employés se demandent s’ils auront encore un salaire dans quelques mois. Et Kanal n’est qu’un exemple parmi des centaines.
Les associations, les hôpitaux, les services sociaux : tous tournent avec des subventions gelées ou versées au compte-gouttes. Des cabinets d’architecture, d’urbanisme ou d’ingénierie ont déjà réduit leurs effectifs de moitié faute de commandes publiques.
Exemple concret : Un cabinet d’urbanisme bruxellois est passé de 12 à 6 employés en un an. Le motif ? Plus aucun marché public lancé par la Région.
Les plus vulnérables paient le prix fort
Ceux qui souffrent le plus ne sont pas dans les salons des partis. Ce sont les sans-abri, les familles qui fréquentent les restaurants sociaux, les enfants qui vont aux écoles de devoirs.
« Tous ces publics vont bientôt trouver portes closes. »
Céline Nieuwenhuys, Fédération des services sociaux
Quand les subventions ne tombent plus, les associations ferment des antennes, réduisent les horaires, suppriment des repas chauds. À Bruxelles, où la pauvreté touche déjà une personne sur trois, c’est une catastrophe silencieuse qui se prépare.
Une bombe à retardement financière
Et puis il y a les chiffres. Ceux qui font froid dans le dos. En juin dernier, l’agence Standard & Poor’s a tiré la sonnette d’alarme.
Sans mesures correctrices rapides, la dette régionale pourrait approcher 265 % des recettes d’exploitation consolidées d’ici 2027, contre 205 % fin 2023. Un niveau qui ferait trembler n’importe quelle collectivité.
Chaque mois sans accord creuse un peu plus le trou. Et quand un accord finira par arriver – car il arrivera un jour –, les marges de manœuvre seront quasi nulles.
Les citoyens exigent un électrochoc
Face à ce mur, les Bruxellois ne restent pas les bras croisés. Le collectif citoyen Respect Brussels a appelé à la mobilisation. Leur demande est claire : que les chefs de partis s’enferment en conclave, jour et nuit s’il le faut, jusqu’à ce qu’un accord soit trouvé.
Ils ne demandent pas la lune. Juste qu’on arrête de prendre la population en otage. Qu’on passe des mots aux actes. Qu’on assume enfin les responsabilités pour lesquelles ces élus ont été… élus.
Parce qu’au-delà des querelles de personnes et des calculs électoraux à venir, il y a une ville qui continue de vivre. Des enfants qui grandissent. Des malades qui ont besoin de soins. Des entreprises qui veulent investir. Une capitale européenne qui mérite mieux que d’être la risée du continent.
Et maintenant ?
Rien ne garantit que ce cri du cœur sera entendu. Les tractations continuent dans l’ombre, loin des caméras et des manifestations. Mais une chose est sûre : plus le temps passe, plus le coût humain, social et financier devient insupportable.
Bruxelles n’est pas seulement paralysée. Elle est en train de s’enfoncer. Et chaque jour supplémentaire sans gouvernement creuse un peu plus le fossé entre les citoyens et ceux qui prétendent les représenter.
541 jours. Un chiffre qui devrait faire honte à toute une classe politique. Un chiffre qui, espérons-le, deviendra bientôt de l’histoire ancienne.
Mais pour cela, il faudra du courage. Beaucoup de courage. Et surtout, beaucoup moins de lâcheté.









