Et si l’Europe financière changeait radicalement de visage dans les prochains mois ? Imaginez un seul régulateur capable de dire stop à un fonds d’investissement basé au Luxembourg, de retirer une licence à une plateforme crypto maltaise ou de surveiller en direct les plus grandes places boursières du continent. Ce scénario, longtemps considéré comme un rêve bruxellois, vient de prendre une forme très concrète.
Un projet ambitieux pour une Europe qui ne veut plus être à la traîne
Jeudi, la Commission européenne a présenté une réforme qui pourrait marquer un tournant historique dans la supervision financière de l’Union. L’idée est simple sur le papier, révolutionnaire dans les faits : transformer l’Autorité européenne des marchés financiers (Esma) en véritable super-gendarme doté de pouvoirs directs sur une large partie des acteurs du secteur.
Jusqu’à présent, l’Esma jouait surtout un rôle de coordination entre les vingt-sept autorités nationales. Désormais, Bruxelles souhaite lui confier des missions de supervision concrète, au détriment des régulateurs locaux. Un transfert de souveraineté qui ne fait pas l’unanimité, mais que la Commissaire aux Services financiers justifie sans détour.
« Ne pas agir ne mènera qu’à une voie : une Europe qui investit trop peu, croît trop lentement et se fait distancer sur le plan géopolitique »
Maria Luis Albuquerque, Commissaire européenne aux Services financiers
Les cryptomonnaies dans le viseur prioritaire
Le secteur des crypto-actifs sera le premier concerné par cette centralisation. Aujourd’hui, chaque État membre délivre (ou non) les agréments aux plateformes d’échange et prestataires de services sur actifs numériques. Le résultat ? Un patchwork réglementaire où certains pays font preuve d’une grande souplesse.
Malte, par exemple, s’est taillé une réputation de paradis crypto européen. L’Esma elle-même a pointé du doigt de sérieux manquements sur l’île méditerranéenne. Avec la réforme proposée, c’est l’autorité européenne qui délivrerait les licences et qui pourrait les retirer en cas de défaillance grave.
Concrètement, une plateforme installée n’importe où dans l’Union devrait obtenir l’aval de Paris (où siège l’Esma) pour opérer dans toute l’Europe. Un changement radical qui vise à mettre fin au « forum shopping » réglementaire.
Les grandes infrastructures de marché sous surveillance directe
Deuxième grand volet : les infrastructures jugées « significatives ». Cela concerne les places boursières d’une certaine taille, mais surtout les chambres de compensation et les dépositaires centraux qui jouent un rôle crucial dans la sécurité des transactions.
Ces entités, souvent transfrontalières par nature, échappent en partie au contrôle strict des autorités nationales. La réforme prévoit que l’Esma prenne directement la main sur leur supervision lorsqu’elles présentent une dimension systémique ou européenne marquée.
En clair : une opération de clearing réalisée entre Francfort et Paris pourrait demain être supervisée depuis Paris (siège de l’Esma) plutôt que par la Bafin allemande ou l’AMF française séparément.
Les géants de la gestion d’actifs dans le collimateur
Le troisième pilier concerne les grands groupes de gestion d’actifs. L’Europe abrite certains des leaders mondiaux dans ce domaine, notamment au Luxembourg qui concentre une part colossale des fonds commercialisés dans l’Union.
La proposition accorde à l’Esma un « rôle de surveillance renforcé » sur ces mastodontes. En cas de manquement grave et d’inaction du régulateur national, l’autorité européenne pourrait aller jusqu’à suspendre le passeport européen d’un fonds.
Autrement dit : un fonds géré depuis Luxembourg mais vendu dans toute l’Europe pourrait se voir interdire la commercialisation dans les 27 États membres sur décision de l’Esma seule. Un pouvoir immense qui fait déjà bondir certains États.
Une nouvelle gouvernance pour une Esma musclée
Pour exercer ces nouvelles missions, l’Esma devra elle-même se transformer profondément. Exit le simple rôle consultatif du collège des régulateurs nationaux. La Commission envisage la création d’un exécutif indépendant doté de réels pouvoirs décisionnels.
Ce directoire, composé de professionnels à plein temps et non plus de représentants des États, serait chargé de prendre les décisions sensibles. Un modèle qui rappelle celui de la Banque centrale européenne pour la supervision bancaire.
Les lignes de fracture entre États membres
Comme souvent à Bruxelles, le diable se cache dans le consensus à vingt-sept. Et sur ce dossier, les positions sont déjà très tranchées.
La France, qui accueille le siège de l’Esma, pousse activement pour cette centralisation. Paris y voit l’occasion de renforcer son statut de place financière européenne post-Brexit et de promouvoir une vision plus intégrée du marché des capitaux.
À l’opposé, le Luxembourg défend farouchement sa régulation nationale, adaptée aux spécificités de son industrie des fonds. Perdre la main sur la supervision de ses champions serait un coup dur pour le Grand-Duché.
L’Allemagne adopte une position plus nuancée. Berlin se dit favorable à plus de convergence, mais seulement si cela apporte une « valeur ajoutée » claire. Francfort, qui rêve toujours de devenir la nouvelle City, craint de voir ses infrastructures passer sous contrôle direct de l’Esma.
Vers une véritable Union des marchés des capitaux ?
Au-delà des batailles nationales, c’est tout l’enjeu de l’Union des marchés des capitaux qui resurgit avec cette proposition. Depuis des années, Bruxelles tente de créer un marché financier intégré capable de rivaliser avec Wall Street ou la City.
Objectif : permettre aux entreprises européennes d’accéder plus facilement à des financements, retenir l’épargne sur le continent et réduire la dépendance aux capitaux américains. Un sujet qui prend une dimension géopolitique nouvelle avec le retour probable de Donald Trump à la Maison Blanche.
Car dans un monde où les États-Unis pourraient adopter une politique plus protectionniste, l’Europe a tout intérêt à se doter d’outils financiers puissants et autonomes. Le projet de super-gendarme s’inscrit clairement dans cette stratégie d’autonomie stratégique.
Les étapes à venir et les obstacles majeurs
Le chemin reste long avant une éventuelle adoption. Le texte doit maintenant être négocié avec le Parlement européen et le Conseil. Les discussions s’annoncent âpres, notamment sur la liste exacte des entités qui passeront sous supervision directe.
Certains États pourraient tenter de limiter la portée de la réforme en définissant très strictement ce qui constitue une infrastructure « significative » ou un groupe de gestion d’actifs « systémique ». D’autres pousseront pour accélérer le mouvement.
Mais une chose est sûre : le tabou de la centralisation de la supervision financière est en train de tomber. Après la supervision bancaire confiée à la BCE, c’est au tour des marchés de capitaux de franchir un cap décisif vers plus d’intégration européenne.
L’Europe financière de demain se dessine aujourd’hui. Et elle pourrait bien ressembler à ce que Bruxelles vient de proposer : plus intégrée, plus puissante, et prête à affronter les géants mondiaux sur leur propre terrain.









