Imaginez un marché de Noël comme les autres : lumières scintillantes, odeur de vin chaud, enfants qui rient sur la patinoire. Et puis, au milieu de tout cela, des panneaux bleus qui proclament « L’Italie la tête haute ». Bienvenue à Atreju 2024, l’événement organisé par Fratelli d’Italia qui transforme les jardins du Château Saint-Ange en une immense fête familiale… avec une forte coloration politique.
Le festival qui ne cache plus son ambition
Ce qui fut autrefois un petit rassemblement militant confidentiel est devenu, en quelques années seulement, l’un des rendez-vous politiques les plus courus d’Europe. Neuf jours de festivités, des invités venus du monde entier, et une mise en scène impeccable qui fait presque oublier la nature idéologique de l’organisateur.
Le choix du lieu n’est pas anodin. Le Château Saint-Ange, ancien mausolée d’Hadrien devenu forteresse papale, offre un décor historique grandiose. Cette année, l’événement s’est installé dans ses jardins, profitant d’un emplacement exceptionnel au cœur de Rome.
D’un rassemblement militant à une kermesse géante
Le virage a été spectaculaire. En 2021, Atreju déménage de septembre à décembre. Résultat : un chalet avec le Père Noël, des lutins, une patinoire, des stands de crèches artisanales et de décorations. L’affluence explose.
Au milieu des odeurs de pizza, de frites et de porc rôti, difficile d’imaginer qu’on se trouve à un événement partisan. Les drapeaux tricolores à flamme, héritage assumé des racines post-fascistes du parti, ont purement et simplement disparu du paysage.
« On n’aurait jamais deviné que c’était politique »
Amanda Singh, touriste américaine de 25 ans
Cette phrase résume parfaitement la stratégie : rendre l’idéologie digeste, presque invisible, en l’enrobant de guirlandes et de chocolat chaud.
Des invités qui en disent long
Le casting 2024 est particulièrement éclectique. On annonce la présence du président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, de l’eurodéputée française Marion Maréchal, mais aussi, dans les éditions précédentes, Viktor Orban, Javier Milei, Elon Musk ou encore Rishi Sunak.
Cette diversité apparente masque en réalité une ligne claire : celle d’un souverainisme décomplexé qui tente de fédérer la droite dure mondiale, du Maghreb à l’Amérique latine en passant par les États-Unis trumpistes.
Giorgia Meloni clôturera elle-même l’événement le 14 décembre, confirmant qu’Atreju est devenu sa tribune personnelle autant qu’un outil de soft power.
Pourquoi le nom Atreju ?
Le festival tire son nom du jeune héros de L’Histoire sans fin de Michael Ende. Un garçon courageux qui refuse la résignation et combat pour sauver son monde. La droite italienne y voit évidemment une métaphore de son propre combat contre le « déclin » européen.
Le symbole est puissant : un enfant guerrier qui porte sur ses épaules le destin d’un royaume. Exactement l’image que cherche à renvoyer Fratelli d’Italia depuis son arrivée au pouvoir en 2022.
Une normalisation par la fête
Ce qui frappe le plus, c’est la diversité des visiteurs. Des militants convaincus côtoient des familles venues uniquement pour la patinoire. Certains, comme Ilaria D’Ambrosio, 46 ans, venue de Toscane, affichent fièrement leur soutien :
« La situation s’améliore un peu. On entrevoit la lumière au bout du tunnel. »
D’autres, comme Mario Trupo, Romain de 63 ans qui « ne vote jamais », sont là par curiosité. Sa phrase est révélatrice :
« Tu ne peux pas dire non à Giorgia Meloni ! »
a répondu sa femme
En quelques années, le parti autrefois marginal est devenu incontournable. Même ceux qui ne partagent pas ses idées reconnaissent sa capacité à occuper l’espace.
Le mur de l’« hégémonie culturelle » : le plus troublant
À l’écart des stands de barbe à papa, un mur présente des portraits de personnalités censées incarner « le courage, l’héroïsme et la liberté ». On y trouve pêle-mêle Gabriele D’Annunzio, le poète-soldat fascinant et fasciste, Charlie Kirk, figure de la droite américaine radicale… et Pier Paolo Pasolini.
Oui, Pasolini. Le cinéaste communiste, homosexuel exclu du PCI, critique virulent du consumérisme. Son inclusion fait sourire jaune les connaisseurs, mais illustre la tentative de récupération culturelle tous azimuts.
À quelques mètres, le Père Noël observe la scène depuis sa cabane. Interrogé, il répond avec un sourire :
« Le Père Noël ne vote pas. Le Père Noël est là pour faire plaisir aux enfants. »
Phrase parfaite. En une ligne, tout est dit sur la stratégie : désamorcer la politique par la magie de Noël.
Un modèle qui inspire déjà ailleurs
Atreju n’est plus seulement un événement italien. Il devient un modèle. Plusieurs partis souverainistes européens étudient la recette : prendre un lieu symbolique, ajouter des attractions familiales, inviter des stars internationales, et laisser la politique infuser doucement.
En Italie même, l’opération est déjà réussie. Ce qui était impensable il y a dix ans – un parti aux racines néofascistes organisant le plus grand marché de Noël politique au pied du Château Saint-Ange – est aujourd’hui une réalité banale.
Et pendant que les enfants tournent sur la glace, indifférents aux slogans, la droite nationale continue, patiemment, son travail de normalisation.
Un sapin illuminé, une patinoire joyeuse, des invités venus des quatre coins du monde… et au centre, une idéologie qui n’a plus besoin de s’afficher pour avancer.
Atreju 2024 n’est pas qu’un festival. C’est la démonstration que la politique peut se faire en douceur, en chansons de Noël et en éclats de rire d’enfants. Et peut-être la preuve que, parfois, les transformations les plus profondes sont celles qui passent le plus inaperçues.









