Imaginez un coin de nature presque oublié au milieu du béton athénien. Des platanes plusieurs fois centenaires, des roseaux qui dansent dans le vent, des hérons qui pêchent tranquillement. Ce petit paradis existe encore le long du Kifissos, à Néa Filadélfeia. Mais pour combien de temps ?
Le dernier refuge vert d’une capitale asphyxiée
Dans une agglomération où l’on compte à peine 2,5 m² d’espace vert par habitant – l’un des ratios les plus faibles d’Europe – chaque parcelle de nature est précieuse. Le tronçon non canalisé du Kifissos représente l’une des dernières respirations possibles pour des millions d’Athéniens écrasés par la chaleur l’été.
Tassos Sikoutris, ingénieur électricien de 59 ans et riverain passionné, arpente presque tous les jours ces berges. Armé d’un sac poubelle, il ramasse les déchets abandonnés tout en surveillant l’avancée des projets. Pour lui, ce n’est pas qu’une rivière : c’est un morceau d’histoire vivante, témoin de l’Athènes antique.
« Les travaux prévus détruiront ce riche biotope »
Tassos Sikoutris, habitant de Néa Filadélfeia
Une urbanisation qui a déjà englouti des kilomètres de rivières
Le Kifissos fait 27 kilomètres de long. Au siècle dernier, plus des deux tiers ont purement et simplement disparu sous l’asphalte et les immeubles. Autoroutes, zones industrielles, quartiers entiers : tout a été construit par-dessus les anciens lits naturels.
- Ilissos : presque entièrement recouvert, ne subsiste que dans les livres d’histoire
- Iraklio : transformé en égout à ciel ouvert puis bétonné
- Podoniftis, Eschatzia… la liste est longue
Aujourd’hui, les rares segments encore à l’air libre sont devenus des îlots de biodiversité inattendus en pleine ville. Tortues d’eau douce, loutres occasionnelles, martin-pêcheurs, rapaces… la faune s’y est réfugiée.
Inondations : la menace bien réelle qui justifie les travaux
Nikos Tachiaos, vice-ministre des Transports et des Infrastructures, ne minimise pas le danger. Les images des inondations meurtrières de Thessalie en 2023 sont encore dans tous les esprits. Des villages rayés de la carte, des dizaines de morts.
« Ce qui est perçu maintenant comme une oasis pourrait, lors de graves inondations, devenir une catastrophe »
Nikos Tachiaos
Le Kifissos reste, selon lui, le principal point noir d’Athènes en matière de risque hydraulique. Lors des orages méditerranéens violents, le débit peut être multiplié par cent en quelques heures.
Gabions et béton : solution durable ou pansement ?
Le projet prévoit de consolider les berges avec des gabions (cages métalliques remplies de pierres) et, sur certains tronçons, du béton armé. Une technique déjà utilisée ailleurs sur le Kifissos et sur d’autres rivières grecques.
Le gouvernement défend une méthode « respectueuse de l’environnement » car les gabions laissent passer l’eau et la végétation peut théoriquement repousser autour. Mais les opposants, eux, dénoncent une vision court-termiste.
Constantinos Loupasakis, professeur de génie géotechnique à l’École Polytechnique d’Athènes, alerte :
« Cette méthode peut transformer les rivières en simples conduites d’évacuation des eaux pluviales, voire des eaux usées »
À long terme, le rétrécissement du lit et l’imperméabilisation accentuent le ruissellement en aval et augmentent paradoxalement le risque d’inondation plus loin.
4 degrés de moins : l’effet îlot de fraîcheur oublié
Chryssanthi Georgiou, présidente de l’association Roï (qui signifie « flux » en grec), mesure régulièrement la température dans son quartier. Résultat : jusqu’à 4 °C de moins qu’au centre d’Athènes pendant les canicules.
Cet effet microclimatique est vital dans une ville qui a battu plusieurs records de chaleur ces dernières années. Les arbres centenaires et l’évaporation de l’eau jouent le rôle de climatiseur naturel gratuit.
En période de sécheresse prolongée – l’Attique vient d’être placée en état d’urgence hydrique fin novembre – ces zones humides deviennent aussi des réserves d’eau précieuses pour la faune et la flore locale.
Recours en justice et mobilisation citoyenne
Face à l’avancée du chantier, riverains et municipalités voisines ont déposé plusieurs recours devant le Conseil d’État grec. Ils qualifient le projet de « pharaonique » et demandent son arrêt immédiat.
Des pétitions circulent, des rassemblements sont organisés sur les berges, des photos avant/après (réelles ou simulées) inondent les réseaux sociaux. La bataille est aussi médiatique.
Le cas du Pikrodafni : même combat au sud d’Athènes
À quelques kilomètres, dans la banlieue sud, la rivière Pikrodafni subit la même menace. Dernier corridor vert reliant la montagne Hymette à la mer, elle est elle aussi promise à un « aménagement lourd ».
Les habitants du Phalère parlent d’une disparition pure et simple du caractère naturel du cours d’eau. Là encore, scientifiques et associations montent au créneau.
Vers un compromis possible ?
Le vice-ministre Tachiaos reconnaît qu’un équilibre doit être trouvé : « Des compromis doivent être faits des deux côtés afin de concilier beauté naturelle et fonctionnalité. »
Certains experts proposent des solutions alternatives : élargissement naturel des lits, création de zones d’expansion des crues en amont, renaturation progressive des tronçons déjà bétonnés. Des pistes déjà expérimentées avec succès à Séville, Lyon ou Séoul.
Pour l’instant, les pelleteuses restent à l’arrêt le temps que la justice tranche. Chaque semaine compte pour ces bouts de rivière qui résistent encore à l’un des derniers poumons verts d’Athènes.
Car au-delà du Kifissos et du Pikrodafni, c’est toute la question du modèle urbain grec qui se pose : continuer à bétonner pour se protéger des éléments, ou enfin apprendre à vivre avec eux ?
Une rivière qui coule encore à l’air libre dans une capitale méditerranéenne de cinq millions d’habitants, cela tient presque du miracle. Le garder en vie exigera sans doute plus qu’un miracle : une véritable volonté politique et citoyenne.
À suivre dans les prochains mois…









