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Arrestation d’Ahmed Néjib Chebbi : La Tunisie Étouffe l’Opposition

À 81 ans, Ahmed Néjib Chebbi, l’une des dernières grandes voix de l’opposition encore libre en Tunisie, vient d’être arrêté et conduit à la prison de Mornaguia. Sa fille pleure, les ONG crient à la dictature… Mais jusqu’où ira la répression de Kais Saied ?

Jeudi matin, à Tunis, une page sombre vient de se tourner. Ahmed Néjib Chebbi, 81 ans, vétéran incontesté de l’opposition tunisienne, a été arrêté à son domicile. Quelques jours après une condamnation en appel à douze ans de prison, les forces de l’ordre l’ont emmené vers la prison de Mornaguia. Pour beaucoup, c’est l’ultime symbole d’une démocratie qui s’éteint.

Un arrestation qui ne surprend plus, mais qui choque toujours

Depuis plusieurs jours, deux voitures de police stationnaient devant chez lui. Une dizaine d’agents en civil surveillaient le moindre mouvement. La pression était palpable. Sa fille, Haïfa Chebbi, avocate, a annoncé la nouvelle les larmes aux yeux. Elle a décrit un père résigné mais digne, qui avait pris le soin d’enregistrer une dernière vidéo avant son interpellation.

« Je vais en prison à cet âge avancé avec la conscience tranquille et pure parce que je n’ai commis aucune erreur », déclare-t-il calmement face à la caméra. Ces mots, diffusés immédiatement après son arrestation, résonnent comme un testament politique.

« Je vais en prison à cet âge avancé avec la conscience tranquille et pure parce que je n’ai commis aucune erreur. »

Ahmed Néjib Chebbi, quelques heures avant son arrestation

Un parcours qui incarne toute l’histoire politique tunisienne

Difficile de résumer une vie entière dédiée à la lutte pour la liberté. Né en 1944, Ahmed Néjib Chebbi a connu la Tunisie coloniale, puis les régimes autoritaires de Bourguiba et Ben Ali. Opposant de la première heure, il a fondé plusieurs mouvements démocratiques et s’est présenté à l’élection présidentielle de 2009 (sous étroite surveillance).

Après la révolution de 2011, il accepte brièvement le poste de ministre du Développement régional avant de siéger à l’Assemblée nationale constituante. Refusant tout compromis avec les islamistes d’Ennahdha comme avec les nostalgiques de l’ancien régime, il cofonde en 2022 le Front du salut national (FSN), principale coalition hostile au pouvoir de Kais Saied.

Un méga-procès aux allures de règlement de comptes

Son arrestation découle d’un vaste dossier qualifié de « complot contre la sûreté de l’État ». Une quarantaine de personnalités – politiques, avocats, journalistes – sont poursuivies ensemble. En première instance, il avait écopé de dix-huit ans de prison ; la peine a été réduite à douze ans en appel, vendredi dernier.

Dans la même affaire, l’avocat Ayachi Hammami a été condamné à cinq ans et la militante Chaïma Issa à vingt ans. Tous étaient jugés pour « adhésion à un groupe terroriste » et « atteinte à la sécurité nationale ». Des chefs d’accusation que les organisations de défense des droits humains qualifient de purement politiques.

« Ces détentions confirment l’effrayante détermination des autorités tunisiennes à étouffer l’opposition pacifique. »

Sara Hashash, directrice régionale adjointe d’Amnesty International

« La parenthèse démocratique est bel et bien refermée »

Les mots sont durs, mais ils reviennent dans toutes les bouches. Pour Ahmed Benchemsi, porte-parole de Human Rights Watch, l’arrestation de Chebbi signe la fin officielle de l’espoir né en 2011. « Quinze ans après la révolution, c’est comme si la dictature marquait officiellement son retour », lâche-t-il.

Depuis le coup de force du 25 juillet 2021 – gel du Parlement, limogeage du gouvernement, puis nouvelle Constitution adoptée par référendum sous faible participation –, le président Kais Saied concentre tous les pouvoirs. Les décrets-lois se multiplient, notamment celui sur les « fausses informations » qui permet d’incarcérer presque n’importe qui.

Aujourd’hui, la quasi-totalité des leaders de l’opposition croupit en prison ou a choisi l’exil. Des dizaines d’avocats, de journalistes et même de simples citoyens ont été arrêtés pour des publications sur les réseaux sociaux.

Une opposition qui, paradoxalement, se rapproche

Haïfa Chebbi l’a dit avec une pointe d’ironie amère : son père n’a « pas d’espoir dans la justice » mais pense que le président, par ses arrestations tous azimuts, « a réussi à unir l’opposition ». Et c’est peut-être le seul point positif dans cette grisaille.

Mercredi soir, dans une salle bondée de Tunis, des représentants d’Ennahdha (islamistes modérés) et du Parti destourien libre (héritier laïc de Ben Ali) se sont assis côte à côte. Des ennemis jurés d’hier appellent désormais à faire front commun. L’avocat Samir Dilou parle d’un « rouleau-compresseur qui vise tout le monde ».

La rue commence à gronder

Jeudi, à l’occasion de la commémoration de l’assassinat de Farhat Hached, le puissant syndicat UGTT a mobilisé plusieurs milliers de personnes. Les slogans fusent : « Libertés, libertés ! », « Le peuple en a assez du règne du despote ». Une nouvelle manifestation est prévue samedi sous le mot d’ordre « l’opposition n’est pas un crime ».

Dans le même temps, le pouvoir se crispe davantage. Vendredi dernier, Kais Saied a qualifié d’« ingérence flagrante » la résolution du Parlement européen appelant à la libération des prisonniers politiques. Quelques jours plus tôt, il convoquait l’ambassadeur de l’Union européenne pour protester contre une simple rencontre avec le secrétaire général de l’UGTT.

Que reste-t-il du Printemps arabe ?

Quinze ans après avoir allumé la mèche des révolutions arabes, la Tunisie semble revenir à la case départ. Un homme seul au palais de Carthage, un Parlement vidé de substance, une justice instrumentalisée, une presse muselée et des opposants derrière les barreaux.

L’image d’Ahmed Néjib Chebbi, 81 ans, franchissant menotté la porte de la prison de Mornaguia, hantera longtemps ceux qui ont cru que la dignité pouvait triompher durablement dans ce petit pays du Maghreb.

Mais tant que des voix s’élèveront – dans la rue, dans les salles de réunion improbables, ou depuis les cellules – l’espoir, même ténu, restera vivant. La Tunisie n’a pas encore dit son dernier mot.

À retenir :

  • Ahmed Néjib Chebbi, 81 ans, cofondateur du Front du salut national, condamné à 12 ans de prison.
  • Arrestation jeudi matin, transfert immédiat à la prison de Mornaguia.
  • Quasi-totalité de l’opposition tunisienne désormais en prison ou en exil.
  • Manifestations prévues samedi et montée d’une union sacrée contre le pouvoir.

La suite des événements nous dira si cette unité nouvelle parviendra à faire plier un régime qui semble décidé à tout écraser sur son passage. Une chose est sûre : l’histoire tunisienne est rarement écrite d’avance.

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