Imaginez une immense plaine où des millions de bovins paissent librement, une culture où la viande rouge rythme les repas quotidiens, les fêtes familiales et même l’identité nationale. En Argentine, cet amour pour la viande bovine a longtemps semblé indéfectible. Pourtant, quelque chose est en train de changer profondément.
Une tradition qui s’essouffle doucement
Dans un quartier chic au nord de Buenos Aires, des milliers de personnes se pressent autour de braseros fumants. L’événement s’appelle « Locos por el asado », une véritable célébration de la grillade argentine. Un maître du barbecue explique avec passion comment saler, cuire et découper les pièces de viande. L’ambiance est joyeuse, les effluves enivrants.
Mais derrière cette ferveur, les habitudes évoluent. Un homme de 39 ans confie qu’il consomme moins souvent de viande qu’avant. Une femme de 73 ans avoue varier davantage son alimentation pour des raisons de santé, tout en gardant une affection intacte pour ces moments partagés autour du grill.
Des chiffres qui parlent d’eux-mêmes
Les statistiques sont implacables. En 2024, la consommation moyenne de viande rouge a atteint un niveau historiquement bas : 47 kg par habitant. Même si 2025 montre un léger rebond à 50 kg grâce à un ralentissement de l’inflation, la tendance à long terme est claire : une baisse continue.
Pour mettre cela en perspective, à la fin des années 1950, chaque Argentin consommait environ 98 kg par an. Dans les années 1990, ce chiffre tournait autour de 75 kg. Au début du XIXe siècle, il atteignait même des sommets vertigineux : jusqu’à 170 kg par personne.
À titre de comparaison, la consommation annuelle en France reste bien plus modeste, autour de 21 kg. L’Argentine et son voisin uruguayen demeurent les champions mondiaux, mais le trône vacille.
Évolution de la consommation de viande bovine en Argentine :
- Début XIXe siècle : environ 170 kg/habitant
- Années 1950 : 98 kg
- Années 1990 : 75 kg
- 2024 : 47 kg (minimum historique)
- 2025 : 50 kg (léger rebond)
Une histoire intimement liée à la pampa
Comment expliquer cette passion historique ? Tout commence avec l’arrivée des bovins au XVIe siècle, introduits par les colons espagnols. Dans l’immense pampa, ces animaux se multiplient sans contrainte. Au milieu du XIXe siècle, on compte déjà 20 millions de têtes.
La viande devient abondante et bon marché. Elle s’invite à toutes les tables, riches ou pauvres, midi et soir. Elle fait partie du quotidien, presque une évidence naturelle.
Puis vient la révolution du froid et de la conservation à la fin du XIXe siècle. L’Argentine transforme sa production en marque mondiale. Les pâturages exceptionnels de la pampa, la qualité génétique des races, et les besoins des guerres mondiales propulsent les exportations.
La viande bovine s’ancre dans l’économie, le foncier, la culture. Elle apparaît même dans les paroles de tangos. Elle devient un élément essentiel de l’identité argentine.
Les nouveaux vents qui soufflent
Aujourd’hui, plusieurs facteurs convergent pour modifier ce rapport séculaire. D’abord, le prix. L’inflation rend la viande rouge moins accessible, poussant les consommateurs vers le poulet ou le porc, plus abordables.
Ensuite, la santé. De plus en plus de personnes, surtout avec l’âge, choisissent de réduire la viande rouge pour limiter les risques cardiovasculaires ou autres problèmes liés.
La conscience environnementale joue aussi son rôle. L’impact de l’élevage intensif sur le climat commence à interpeller une partie de la population.
Enfin, les jeunes générations issues du milieu rural montrent moins d’intérêt pour poursuivre l’activité d’élevage traditionnel.
L’essor discret du végétarisme
Un sondage datant de 2020 révélait déjà 12 % de végétariens ou vegans parmi la population. Même si les chiffres exacts récents manquent, les observateurs constatent une progression constante.
Les produits alternatifs végétaux gagnent du terrain dans les supermarchés. Des restaurants spécialisés ouvrent. Certaines universités proposent même des formations en alimentation végétarienne.
Dans les cercles familiaux, il devient courant de connaître au moins une personne qui a réduit ou supprimé la viande. Le mouvement reste minoritaire, mais il gagne en visibilité.
« De nos jours, chacun connaît un végétarien ou un vegan dans sa famille. »
Le regard du secteur de la viande
Du côté des professionnels, on observe ces évolutions sans panique excessive. Le marché intérieur absorbe encore 70 % de la production nationale.
La baisse de la consommation locale est compensée par une demande internationale croissante, particulièrement en Asie. La Chine représente à elle seule 70 % des exportations argentines.
Les accords commerciaux, comme celui discuté entre l’Union européenne et le Mercosur, n’inquiètent pas outre mesure : leur impact sur les volumes reste marginal pour le moment.
Le secteur mise donc sur l’export pour maintenir sa vitalité, tout en constatant que la viande bovine conserve une place centrale dans la culture nationale.
Un avenir à l’export ?
L’Argentine semble ainsi à un tournant. À l’intérieur, la viande perd progressivement son statut de aliment quotidien incontournable. Elle devient plus occasionnelle, plus festive, plus réfléchie.
À l’extérieur, elle renforce sa réputation de produit premium, recherché sur les marchés émergents les plus gourmands.
Cette double dynamique dessine un nouveau chapitre pour une histoire qui dure depuis des siècles. L’asado reste un rituel fort, un lien social précieux. Mais il s’adapte, comme le pays tout entier, aux réalités économiques, sanitaires et environnementales du XXIe siècle.
La passion argentine pour la viande ne disparaît pas. Elle se transforme, s’effiloche doucement, pour peut-être mieux perdurer sous une forme différente.
Et vous, comment vivez-vous votre rapport à la viande ? Les traditions culinaires de votre pays évoluent-elles aussi ? Le débat reste ouvert.
La viande bovine a façonné l’Argentine plus qu’aucun autre aliment. Aujourd’hui, son rôle central vacille, entre contraintes économiques et nouveaux choix de société. Un changement lent, mais profond, qui interroge l’identité même d’un peuple.
Cette mutation ne se fait pas sans résistance ni nostalgie. Les grandes tables familiales autour de l’asado continuent d’exister. Les communautés en ligne rassemblent des millions de passionnés. Mais la fréquence diminue, les portions se réduisent, les alternatives apparaissent.
Peut-être que l’avenir réside dans un équilibre : conserver le plaisir et le partage de la grillade, tout en intégrant plus de diversité dans l’assiette. L’Argentine, terre de contrasts, saura sans doute trouver sa voie.









